Histoire de l'art

Le masque dans l’histoire de l'art

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 30 mai 2020 - 1044 mots

Depuis son apparition dans le théâtre de la Grèce antique, le masque n’a cessé de hanter les artistes. Réduit à un accessoire dans la peinture ancienne, il fait un retour en force dans l’art moderne.

James Ensor, Les Masques et la mort, 1897, huile sur toile, 78,5 x 100 cm, Musée des beaux-arts de Liège
James Ensor, Les Masques et la mort, 1897, huile sur toile, 78,5 x 100 cm, Musée des beaux-arts de Liège.
Photo wikipedia

Nul ne sait à quoi ressemblera le visage du monde après la pandémie, malgré les innombrables prophéties qui courent. Toutefois, il existe au moins un objet sur lequel le regard se posera différemment. Cet objet de manque et de désir, partagé par tous, est le masque. Une revanche éclatante pour celui qui, pendant longtemps, a été réduit à de brèves sorties – Mardi gras, Halloween et autres carnavals – et qui hibernait le reste du temps dans une cave ou un grenier.

Cependant, en remontant le temps, on remarque qu’il s’agit de tout sauf d’un accessoire innocent. Le masque doit son statut particulier à sa proximité avec le visage. Cette parenté est attestée par la langue grecque dans laquelle le terme « prosôpon » désigne ces deux entités distinctes, visage et masque. Glissement de sens troublant qui doit sa légitimité à la tradition du théâtre antique où le masque recouvrait le visage des acteurs. Aucune confusion possible toutefois, car les masques étaient codifiés selon leur rôle dans la tragédie, la comédie ou le drame satyrique ; ainsi la personne disparaissait-elle derrière le personnage. Il faut attendre l’âge classique pour qu’un acteur de théâtre entre en scène le visage découvert et doive assumer, à l’aide des mimiques de son seul visage, le rôle jadis dévolu au masque.

Dans le domaine des arts visuels, on peut rapprocher le masque du portrait, cet alter ego du visage. Cependant, le masque, artefact qui dissimule la face, est davantage une présence qu’une représentation, car il déroge au principe fondamental du portrait : celui de la ressemblance. Rares, en effet, sont les occasions où le masque, posé sur le cadavre, épouse les traits du défunt, en reconstitue sa physionomie (certains rites funéraires préhistoriques, les momies égyptiennes). Le plus souvent le rôle du masque porté dans une cérémonie religieuse est de faire disparaître l’identité du porteur, au profit d’un au-delà suggéré à une société d’initiés.

Cependant, si le masque continue à remplir une fonction cultuelle importante dans certaines sociétés – africaines ou asiatiques –, il n’est plus considéré dans la culture occidentale comme un fidèle ambassadeur du visage, mais comme son substitut illusoire et trompeur. Déplacé vers le champ folklorique, il devient l’emblème de la séduction.

Ainsi, sans être totalement absent du champ artistique, le masque se limite essentiellement à une participation aux allégories – celle de la peinture notamment – ou aux vanités. Certes, on croise des portraits de dames qui tiennent avec grâce un loup, ce demi-masque de satin ou de velours noir porté dans les bals masqués au XVIIIe siècle, le siècle du marivaudage. Cet objet élégant, qui révélait plus qu’il ne cachait, n’était là que pour faciliter l’échange de propos galants et raffinés.

Masques inquiétants au XXe siècle

Bien différent est l’aspect des masques qui apparaissent au moment de la naissance de la modernité. Tout se passe comme si l’on assistait à un retour du refoulé, car on oublie que cet objet, entouré d’interdits, chargé d’un contenu mystérieux que l’on ne doit pas connaître, peut prendre des accents inquiétants, voire menaçants. Vivant à Ostende, où se déroule un carnaval important, James Ensor réalise des masques grotesques qui tournent en dérision des figures religieuses ou politiques et leur hypocrisie. LesMasques scandalisés (1883, voir ill.), titre d’une des œuvres majeures d’Ensor, déformés par un atroce rictus, ricanent ou grimacent.

Quelques années plus tard, les expressionnistes – essentiellement Emil Nolde, dont on connaît l’admiration pour le peintre belge – ont introduit d’autres masques, aux formes simplifiées et aux couleurs exacerbées, inspirés par les sculptures et les masques d’Afrique et d’Océanie conservés dans les musées ethnographiques. Cette attirance pour les cultures éloignées, vitalistes, « sauvages », baptisées « primitivisme » avec toute l’arrogance coloniale, était partagée par toutes les avant-gardes. Écoutons Pablo Picasso qui décrit son sentiment face aux objets exposés dans le Musée de l’Homme en 1907 : « Alors, j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. » En paraphrasant Walter Benjamin, quand le cultuel devient culturel, une empreinte du cultuel subsiste.

Chez Picasso, le masque et le portrait ne font qu’un. Cette métamorphose trouve sa source dans les masques africains (voir ill.) et ibériques qui, par leur stylisation et leur respect de la frontalité, par l’absence de tout repère d’identification, transforment l’individualité en archétypes. Sans renoncer à une ressemblance résiduelle, l’artiste espagnol met en scène la tension entre la représentation d’une personne singulière et une forme de la puissance primordiale qu’elle dégage.

La liste des masques, qui se prolonge tout au long du XXe siècle sous les apparences les plus diverses, est longue. Mentionnons seulement ceux réalisés par les dadaïstes (Marcel Janko, Sophie Taeuber-Arp – voir ill. page 10 – et Hanna Höch). Pour eux, « les masques deviennent ainsi un vecteur libératoire permettant à toutes les pulsions de s’exprimer sur scène dans une transe proche de danses rituelles lointaines », selon Cécile Girardeau (catalogue Dada Africa, 2017) (1). En somme, tout à l’opposé de cet objet qui, de nos jours, fait barrage entre nous et les autres.

En effet, ces nouveaux « visages pâles », de type « chirurgical », n’inspirent aucun désir, aucun rêve. Faits d’une matière souple, ils sont indexés à notre visage comme une seconde peau pour une période indéterminée. Paradoxe étrange, à l’ère des caméras de surveillance, ces masques uniformes, impersonnels, font obstacle à la reconnaissance faciale.

Le 21 février, le président de la Vénétie annonçait que le carnaval de Venise, qui aurait dû s’achever deux jours plus tard, s’arrêtait. Ce célèbre et festif événement qui attire des touristes du monde entier a été ainsi l’une des premières manifestations culturelles empêchées par le Covid-19. Symboles du carnaval, son image de marque, d’innombrables et magnifiques masques ont quitté la cité des Doges. D’autres envahissant la planète entière. Le carnaval, cette manifestation où le temps et l’ordre sont momentanément bouleversés. Bref, ce lieu où le monde marche sur la tête.

(1) Musée de l’Orangerie, éditions Hazan.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°546 du 22 mai 2020, avec le titre suivant : Le masque dans L’histoire

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