Lascive inquiétude

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 2008 - 719 mots

Entre langueur flottante et trouble diffus, la rétrospective consacrée à Peter Doig convie à une balade sans fin, où souvenir et quête de l’être au monde dirigent une peinture dense et psychique.

Le camion file sur une route rectiligne bordée par un champ immense et un ciel qui ne l’est pas moins, dont l’imposant agencement contrevient aux règles de la perspective (Hitch Hiker, 1989-1990). Dans ce paysage sombre et délavé marqué par quelque étrangeté géographique, quelque chose ne va pas, mais quoi exactement ? C’est justement parce que le visiteur ne semble pas en mesure de le discerner précisément, alors que des foules de réminiscences se présentent, que l’art de Peter Doig, habile et fortement iconique, est si marquant et fait de son auteur l’un des peintres majeurs de sa génération.
D’emblée le décor est planté, quasi imperceptible, pour cette rétrospective que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris consacre à l’artiste écossais installé à Trinidad (Caraïbes). Dès les premiers échanges entre les toiles s’installe en effet une curieuse sensation : celle d’une suspension des choses, des effets, des sentiments et des états, qui parcourt toutes les œuvres, sans exception. Comme si un fil de l’instable, invisible, traversait l’accrochage pour maintenir en éveil une sorte d’inquiétude amplifiée par la force du doute et d’une ambiguïté sourde. Ainsi dans Baked (1990) la trace noire d’un bateau n’apparaît-elle presque que par accident, dans une immensité rougeoyante.
Marquée par le cinéma, très atmosphérique, souvent vibrionnante, faite de halos, de flous (Cobourg 3 1 more (1994), où le blanc envahit le paysage jusqu’à provoquer son presque effacement) et de dissolutions (Figure in Moutain Landscape (1997-98), où un personnage étrangement morcelé peint dans la montagne), la peinture de Doig s’affirme à chaque étape comme psychique et fortement émotive. Si l’artiste ébauche des narrations, jamais il ne raconte d’histoires, préférant laisser la porte ouverte à l’exploration d’états possibles.

Inspiration insulaire
Par l’expérience directe qu’il provoque, son art acquiert un caractère « humain » éminemment touchant et d’autant plus fort que, souvent perdu dans le paysage, l’homme semble peiner à y trouver sa place. Comme avec Reflection (What does your soul look like) (1996), où seuls les pieds du personnage sont visibles, alors que les 9/10e de la toile sont occupés par l’eau sur laquelle le reflet du corps se confond avec celui des arbres. Ou encore Blotter (1993), merveille d’introspection mélancolique qui attribue un état psychique au paysage. De même, dans Echo Lake (1998), un policier mains sur la tête semble confronté à une catastrophe (intime ?) dont la teneur n’est en rien révélée. Troublée sans être âpre, la peinture de Doig, dans sa lascivité presque immobile, génère toujours de l’attente.
Depuis le tournant des années 2000, son travail fait en outre montre d’une notable évolution, notamment avec le passage à une couleur moins rugueuse, moins matiériste et fragmentée. Traitée en larges aplats (Lapeyrouse Wall, 2004), son homogénéité et parfois son lissé ou sa dilution contribuent à une plus grande unification de la surface (Man Dressed as Bat, 2007). Le célèbre 100 Years Ago (2000) et surtout le somptueux Grand Riviere (2001-2002) apparaissent comme des œuvres de transition. Cette dernière, véritable chef-d’œuvre atone empli d’une langueur qu’on imagine immuable, à l’image de la marche imperceptible du cheval blanc et du balancement ténu d’un palmier fatigué, ancre l’iconographie du peintre dans son environnement de l’île de Trinidad, où est désormais puisé l’ensemble de ses sujets.
Loin de constituer une simplification ou un appauvrissement de sa pratique, cette nouvelle manière se charge toujours d’une intense expressivité et d’une complexité psychologique toujours latente, comme dans cet étrange Pelican (2004), où l’oiseau vient d’être tué par un homme disparaissant partiellement devant un palmier. Ou encore le remarquable Figures in Red Boat (2005-2007) : une toile où tout se dissout, se délite, du paysage aux visages des six personnes réunies dans une embarcation dont la couleur rouge semble tirée par le fond.
Alors qu’inquiétude et étrangeté jamais ne cèdent de terrain, Peter Doig ouvre la voie vers des contrées physiques et mentales dont l’exploration paraît devoir être sans fin.

PETER DOIG

Jusqu’au 7 septembre, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 80, www.mam.paris.fr, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi 10h-22h. Catalogue, éd. Paris-Musées, 176 p., 29 euros, ISBN 978-2-7596-0048-9.

Peter Doig

- Commissariat : Angeline Scherf, responsable de l’ARC - Nombre d’œuvres : 86

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°285 du 4 juillet 2008, avec le titre suivant : Lascive inquiétude

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