Droit - Intelligence artificielle (IA)

DROIT D’AUTEUR

L’ADAGP exerce son droit d’opposition pour une IA respectueuse du droit d’auteur

Par Xavier Près, avocat · Le Journal des Arts

Le 21 mars 2024 - 1368 mots

De portée limitée, cette opposition à ce que les systèmes d’intelligence artificielle s’entraînent sur les œuvres de ses adhérents est surtout un message envoyé aux opérateurs pour l’avenir.

Dennis Sylvester Hurd, Afternoon Iced Tea, Indeed, 2023, image générée avec le logiciel d'intelligence artificielle Midjourney. Public Domaine
Dennis Sylvester Hurd, Afternoon Iced Tea, Indeed, 2023, image générée avec le logiciel d'intelligence artificielle Midjourney.

Paris. Par une déclaration officielle en date du 23 février 2024, l’ADAGP (1) a fait savoir urbi et orbi qu’elle manifestait sa volonté de s’opposer (« opt-out ») à l’utilisation des œuvres de son répertoire par les systèmes d’intelligence artificielle (IA).

Pourquoi une telle déclaration, alors qu’il devrait être évident que l’utilisation d’une œuvre de l’esprit, protégeable au titre du droit d’auteur, par un système d’IA qui s’en nourrit abondamment relève du monopole que la loi reconnaît aux créateurs et que ce monopole leur permet d’autoriser ou d’interdire toute exploitation (reproduction et représentation) de leurs œuvres et d’obtenir, en contrepartie d’une éventuelle autorisation, une rémunération ?

Pour comprendre cette déclaration, il faut l’inscrire dans le cadre juridique qui lui est applicable : l’exception de fouille de textes et de données. Instaurée en droit en 2021 et transposant une directive européenne, cette exception permet à tout opérateur, public ou privé, de réaliser des copies ou reproductions numériques d’œuvres protégées par le droit d’auteur en vue de la « fouille de textes et de données » par exception du monopole de l’auteur, et donc sans avoir à solliciter son autorisation ni à lui verser une rémunération. Cette exception connaît toutefois une limitation puisque l’auteur peut s’y opposer « de manière appropriée, notamment par des procédés lisibles par machine pour les contenus mis à la disposition du public en ligne » : c’est le fameux « opt-out ». Aussi, et pour éviter que les opérateurs de systèmes d’IA n’invoquent cette exception pour échapper au monopole de l’auteur, l’ADAGP a décidé de prendre les devants en exprimant son opposition à l’utilisation des œuvres relevant de son répertoire par les systèmes d’IA, en particulier comme données d’entraînement de leurs algorithmes.

Cette déclaration est donc utile en ce qu’elle est de nature à neutraliser l’exception légale de fouille de textes et de données, elle-même susceptible de paralyser l’exercice du monopole d’exploitation reconnu par la loi aux auteurs d’œuvres de l’esprit. Par cette déclaration, l’ADAGP manifeste ainsi clairement, pour le compte de ses membres, son choix d’exercer son droit d’opposition (op-out) et par conséquent de soumettre toute activité de fouille de textes et de données sur les œuvres de son répertoire à son autorisation préalable et, partant, au paiement de redevances de droits d’auteur.

Des solutions législatives imparfaites

L’ADAGP adopte ainsi une démarche pragmatique. Face au développement des systèmes d’IA et au risque corrélatif de pillage des œuvres de son répertoire, elle a choisi de faire application des solutions en vigueur, offertes par la loi. Et ce malgré leurs imperfections. Car celles-ci ne sont en effet pas parfaites. Selon une position extrême, il pourrait ainsi en premier lieu être argué que cette déclaration est sans effet en ce que le droit d’auteur lui-même, le monopole comme ses exceptions, serait impuissant à paralyser l’utilisation par les systèmes d’IA des œuvres protégées par le droit d’auteur. D’aucuns considèrent que le droit d’auteur ne serait tout simplement pas applicable en ce que la reproduction consiste selon l’article L. 122-3 du code de la propriété intellectuelle en une fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés « qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte ». Or cette dernière exigence ferait parfois défaut, en particulier lorsque le contenu généré en aval par une IA ne permet pas de reconnaître les créations utilisées en amont ou qu’elles sont restituées sous une forme modifiée et peu reconnaissable. À vrai dire, l’argument est peu convaincant dès lors que les textes de l’Union européenne (UE), qui prévalent sur la loi française, n’exigent pas une reproduction en vue d’une communication au public mais seulement une « reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit ». De sorte que le droit d’auteur devrait bel et bien s’appliquer, tant s’agissant du monopole d’exploitation que de ses exceptions.

En ce sens, l’ADAGP aurait donc eu raison de manifester son droit d’opposition. Mais à supposer le droit d’auteur applicable, il pourrait encore être argué, en second lieu, que cette déclaration est inutile au motif, cette fois, de l’inapplicabilité de l’exception de fouille de textes et de données. Plusieurs arguments sont susceptibles d’être invoqués en ce sens. Le plus sérieux a trait au test des trois étapes qui soumet toutes les exceptions légales, dont celle de fouille de textes et de données, à la triple obligation (i) d’être limitée à des cas spéciaux, (ii) de ne pas porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre et (iii) de ne pas causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur. Or il n’est pas certain que l’utilisation massive par les systèmes d’IA d’œuvres de l’esprit, notamment comme données d’entraînement des algorithmes, passe chacune de ces trois étapes, spécialement les deux dernières. Aussi et dans le cas où il serait considéré que le monopole d’exploitation reconnu à l’auteur est applicable, sans que l’exception de fouille de textes et de données puisse pour autant être invoquée avec succès, la déclaration de l’ADAGP serait donc au mieux superfétatoire. La déclaration serait cette fois, non plus sans effet, mais inutile.

À vrai dire, l’ADAGP a parfaitement conscience de la portée juridiquement limitée de sa déclaration. Celle-ci repose en réalité sur des considérations essentiellement extra-juridiques. Par cette déclaration solennelle, l’ADAGP entend adresser un triple message. Or ce sont ces messages qui sont importants et qui méritent d’être entendus.

Un triple message

La déclaration s’adresse d’abord aux opérateurs de systèmes d’IA en ce que ces derniers utilisent largement les œuvres de l’esprit présentes sur Internet pour entraîner et faire fonctionner leurs algorithmes. Mais ces derniers les utilisent déjà. Le mal est fait car le coup est déjà parti. Le message vaut au moins pour l’avenir. La déclaration s’adresse également aux auteurs d’œuvres graphiques et plastiques, adhérents de l’ADAGP, et plus généralement à l’ensemble des créateurs, tous secteurs confondus, afin de tenter d’apaiser leurs angoisses, ces derniers craignant avec le développement des systèmes d’IA de disparaître ou, à tout le moins, de ne pas être associés aux rémunérations générées par l’utilisation de leurs œuvres. Le message s’adresse enfin aux pouvoirs publics. Et le moment est important puisque plusieurs textes, français et européens, sont en ce moment même en cours d’adoption afin de réguler l’IA. En France, avec la proposition de loi du 12 septembre 2023 sur l’IA générative qui devrait être enrichie dans les toutes prochaines semaines du résultat des travaux du Comité de l’intelligence artificielle générative institué par le gouvernement le 19 septembre 2023. Et à l’échelle de l’UE, avec le vote, en principe avant les élections européennes de juin 2024, de la proposition de règlement de l’UE sur l’IA (« AI Act ») adoptée à l’unanimité des 27 États membres le 2 février 2024 (*).

L’ADAGP n’est pas la seule institution représentant les auteurs à avoir fait une telle déclaration. La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et la Société civile des auteurs d’œuvres multimédia (Scam) l’ont précédée pour les œuvres relevant de leurs répertoires respectifs : la Sacem a fait sa déclaration le 12 octobre 2023 et la Scam pour le 20 novembre 2023. Le Syndicat national de l’édition (SNE) a, pour sa part, proposé dès le 31 mai 2023 à ses membres un modèle type de clause d’opt-out à intégrer dans les conditions générales d’utilisation des sites des éditeurs qui souhaitent exprimer leur opposition à la reproduction de leurs contenus.

A priori isolées, ces initiatives participent d’un même mouvement, celui de la protection de la création et des auteurs par le nécessaire respect du droit d’auteur, hic et nunc. Mais aussi et surtout dans l’attente d’une législation adéquate désormais imminente. La plus ambitieuse est la proposition précitée de règlement de l’UE sur l’IA, dont le but est d’encadrer les pratiques les plus risquées et de favoriser l’innovation en Europe. Au détriment de la création ? À voir…

(1) Société de gestion des droits d’auteur dans le domaine des arts graphiques et plastiques. Avocat, docteur en droit, associé société d’avocats Varet Près Killy

Précisions - 14 mars 2024

(*) Le règlement de l’UE sur l’IA a été voté hier le 13 mars 2024, par le Parlement européen en assemblée plénière.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°629 du 15 mars 2024, avec le titre suivant : L’ADAGP exerce son droit d’opposition pour une IA respectueuse du droit d’auteur

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