Suisse - Restitutions

Recherche de provenance

La Suisse passe au crible ses collections d’art africain

Plus de cinquante objets conservés dans huit musées helvétiques et provenant de l’ancien royaume de Bénin, actuel Nigeria, auraient été pillés à la fin du XIXe siècle.

Bronzes du Bénin présentés dans l'exposition Memory au Museum der Kulturen de Bâle. © Omar Lemke
Bronzes du Bénin présentés dans l'exposition « Memory » au Museum der Kulturen de Bâle.
© Omar Lemke

Suisse. Jusqu’à récemment, la Suisse ne semblait pas concernée par les débats sur la restitution d’œuvres d’art aux pays africains, se retranchant derrière un état de fait, son absence d’empire colonial. Aujourd’hui, l’approche est bien plus différenciée et les préceptes de transparence et de responsabilité en matière de recherche de provenance pour les collections extra-européennes sont à l’ordre du jour dans les institutions muséales suisses. Ainsi, Floriane Morin, conservatrice d’art africain Musée d’ethnographie de Genève (MEG), constate : « La Suisse présente une histoire coloniale singulière, construite sur des récits individuels de citoyens et citoyennes ayant participé, de différentes manières, à l’entreprise impérialiste européenne. Ce sont ces micro-histoires qui intègrent aussi les circonstances de l’enrichissement des collections muséales dans tout le pays. Chacune des institutions doit participer à une cartographie nationale de ces récits, archives, inventaires, pour éclairer les provenances des différentes collections sur le territoire suisse. »

L’« initiative Bénin-Suisse »

Avec l’« Initiative Bénin Suisse » (IBS), lancée en juin 2021, une nouvelle étape semble franchie, que Floriane Morin n’hésite pas à qualifier de « révolution » : pour la première fois, c’est à l’échelle nationale, et non à celle de collections singulières, qu’une recherche de provenance sur des collections d’art africain est menée, faisant même « oublier la barrière de la langue entre musées suisses ». Soutenu par l’Office fédéral de la culture (OFC), le projet a porté sur « une recherche coopérative et postcoloniale en matière de provenance » concernant les objets provenant de l’ancien royaume de Bénin, évalués au nombre de 96 et répartis dans huit musées. Les responsables des collections ethnographiques des musées historiques de Berne et Saint-Gall, du musée du château de Burgdorf, des musées d’ethnographie de l’université de Zürich, de Neuchâtel et de Genève, du Museum der Kulturen de Bâle et du Musée Rietberg de Zürich ont donc coopéré pour étudier la provenance de ces pièces d’art africain – masques, figurines, reliefs, défenses d’éléphant gravées – qui n’ont jusqu’alors fait l’objet d’aucune demande officielle de restitution de la part les autorités nigérianes.

Les objets de l’ancien royaume de Bénin (aujourd’hui sur le territoire nigérian) sont particulièrement concernés par les débats actuels sur la restitution des biens culturels. Saisies en 1897, lors de l’expédition britannique, dite « punitive », qui mena à la mise à sac du palais royal de Benin City, les œuvres produites dans ce royaume né au XIIe siècle sont reconnues aujourd’hui comme des « œuvres d’art pillées ». Selon les estimations, ce sont environ 10 000 artefacts en laiton, en ivoire et en bois dits « bronzes de Bénin » qui sont concernés. Si 40 % des pièces béninoises présentes dans les musées suisses ont été acquises entre 1899 et 1904, la provenance de la plupart des objets, acquis après 1904 sur le marché de l’art suisse ou européen, a également été examinée, afin de reconstituer leurs historiques. Les recherches basées sur la consultation de bases de données, d’archives, de catalogues de ventes, d’entretiens ont révélé l’intervention d’un large spectre d’acteurs (71) dans l’entrée de ces artefacts dans les collections suisses – majoritairement des anthropologues, collectionneurs, marchands d’art, militaires et conservateurs de musées.

Début février 2023, les résultats de cette recherche d’une année, consignés dans un rapport intitulé « Initiative Bénin : recherche en provenance et transparence des collections du royaume de Bénin (Nigeria) dans les musées suisses », ont été rendus publics et soumis à une délégation nigériane, l’opération de recherche de provenance comportant aussi un volet de coopération en matière de recherches avec le Nigeria. Sur les 96 objets répertoriés, 53 pièces ont pu être mises en lien avec le pillage de 1897 – notamment pour 21 d’entre elles provenant avec certitude du pillage, dont 13 pièces à elles seules conservées au Musée des cultures de Bâle.

Pour les 43 objets restants, le lien avec le pillage n’a pu être établi. La déclaration commune à l’issue du Forum Bénin-Suisse du 2 février évoque l’idée d’un « transfert de propriété » pour les objets uniquement concernés par le pillage de 1897. Dans le cadre de ce « transfer of ownership », certains objets redevenus propriété de l’État nigérian pourraient toutefois continuer à être conservés dans les collections suisses. Selon Michaela Oberhofer, conservatrice de la collection d’art africain au Musée Rietberg et directrice du projet IBS, interrogée par le quotidien suisse Tages Anzeiger, c’est même la piste privilégiée : « Du côté nigérian, ce transfert de propriété est important, mais dans le même temps, on ne souhaite pas maintenant vider les collections muséales suisses », citant l’anthropologue nigérian Abba Isa Tijani, directeur de la Commission nationale des monuments, pour lequel il serait plutôt question de circulation d’objets, de prêts à long terme et de projets de recherche et de restauration communs entre la Suisse et le Nigeria.

Le projet IBS, prolongé d’une année (jusqu’en février 2024) par l’Office fédéral de la culture, devrait justement faire le point, entre autres, sur les synergies entre les deux pays et notamment la tenue d’expositions itinérantes en 2024. Plutôt que de restitutions, comme celle récente de vingt bronzes du Bénin par l’Allemagne au Nigeria en décembre 2022, c’est une « gestion de l’héritage partagé » que l’on préfère ici évoquer.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°607 du 17 mars 2023, avec le titre suivant : La Suisse passe au crible ses collections d’art africain

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