L'actualité vue par Paolo Baratta, président de la Biennale de Venise

La politique italienne par le patron de la Biennale de Venise

« Donner une autonomie aux musées à l’intérieur de l’État »

Par Estelle Bories · Le Journal des Arts

Le 1 mars 2016 - 1366 mots

L’ancien banquier milanais Paolo Baratta a été plusieurs fois ministre en Italie. Il a profondément réorganisé et modernisé la Biennale de Venise qu’il préside depuis de nombreuses années. En exclusivité pour « Le Journal des Arts », il commente la politique culturelle radicale du Premier ministre Matteo Renzi dont il connaît bien les ressorts. Il explique notamment l’autonomisation des institutions qu’il a lui-même mise en œuvre à la Biennale.

Le président de la Biennale de Venise, qui vient d’être reconduit à la tête de l’institution, connaît bien la politique culturelle de son pays pour avoir été plusieurs fois ministre. Il commente en exclusivité pour Le Journal des Arts les mutations éclair de la politique culturelle menées tambour battant par le ministre de la Culture Dario Franceschini.

Les réformes annoncées l’été dernier par Dario Franceschini concernant les musées ont surpris par leur soudaineté. Comment analysez-vous cela ?
Ce désir d’agir vite est à mettre en lien avec une situation de blocage qui perdurait depuis plus d’un siècle. L’histoire des musées est très complexe en Italie. L’unification du pays a eu lieu au milieu du XIXe siècle, après de longues années pendant lesquelles le patrimoine artistique et archéologique avait été appauvri (vendu, volé, pris comme butin de guerre). Les premières mesures de protection dès le début du Risorgimento [La « Renaissance » italienne dans la seconde moitié du XIXe siècle, ndlr] ont été fondées sur le souci de préservation des nombreuses collections sur le sol italien. Prenons l’exemple de Lucien Bonaparte. Prince de Canino entre 1775 et 1840, son intérêt pour l’archéologie avait abouti à la découverte, mais aussi à la dispersion, d’un grand nombre de vases étrusques issus de ses fouilles. Confronté à des difficultés financières, il avait vendu une partie de ses pièces à des collectionneurs privés et aux principaux musées européens. Si l’on se penche également sur l’histoire de la Pinacothèque de Brera et celle de la Galerie de l’Académie, leurs collections avaient été enrichies grâce aux vols et aux pillages commis par l’armée française. Par ailleurs, une liquidation massive des biens d’église avait accentué la dispersion des collections. C’est seulement en 1866, lors de la période de réunification, que l’expropriation des biens d’église a conduit à la constitution de collections qui ont servi à la création des musées municipaux. Notons que l’ensemble des réformes n’avait pas abouti à la naissance de vrais musées nationaux. La focalisation sur le maintien des œuvres sur le sol italien avait entraîné l’assimilation des musées à des « coffres-forts pour œuvres d’art ». Les collections muséales avaient à ce titre été confiées à des fonctionnaires de la surintendance qui n’avaient pas les compétences ni les outils pour les valoriser afin de constituer des musées autonomes et responsables. Avec la réforme initiée par le ministre Franceschini, l’ambition affichée est de donner une autonomie aux musées à l’intérieur même de l’État. C’est un changement de direction qui aura des conséquences sur l’ensemble de la gestion, puisque les institutions auront plus de liberté d’action et plus de responsabilités.

Quel est l’intérêt de cette réforme et quel rôle y jouez-vous ?
J’ai présidé la commission de sélection des vingt directeurs des principaux musées d’état. L’objectif était de proposer trois noms pour chacun d’entre eux. C’est au ministre Dario Franceschini qu’était laissé le soin de prendre la décision finale. La réorganisation des conseils d’administration, la création d’un conseil scientifique, la réorientation de la politique d’achat et de prêt d’œuvres vont insuffler un vent nouveau et surtout introduire plus de professionnalisme. La deuxième vague de réformes a abouti à la réorganisation des dix-sept pôles des musées régionaux (Poli Museali Regionali) qui ne bénéficiaient pas de suffisamment d’autonomie. Enfin, les sites et les musées archéologiques seront mieux mis en valeur.

Le risque d’une dérive commerciale de la sphère muséale ne rend-il pas difficile, voire impossible, la mission fondamentale du directeur de musée ?
Les musées italiens sont dispersés sur l’ensemble du territoire. L’objectif est d’éviter de concentrer les moyens sur un seul musée, comme c’est le cas en partie avec le Louvre en France. Un déséquilibre trop important doit être évité entre la surfréquentation de certains musées – comme celui des Offices à Florence – et d’autres disposant de richesses incroyables, mais insuffisamment connus d’un public de non spécialistes. Je pense notamment à la Galerie nationale des Marches, à la Galerie Estense de Modène ou aux Palais Bianco de Gênes. N’oublions pas que cette réforme s’inscrit dans une volonté de valoriser l’autonomie et la valeur scientifique des musées en nommant des personnalités spécialisées en histoire de l’art ou en archéologie, qui soient également en mesure de s’adresser au public, d’organiser des expositions innovantes et de chercher de nouvelles ressources. Cet ensemble de mesures paraît indispensable pour initier un changement de mentalité. Il est surprenant de laisser croire que l’autonomie d’action conduit immanquablement à vendre les musées aux managers. C’est au contraire le manque d’autonomie qui accentue la dépendance. Pourquoi ne pas envisager aussi les choses sous l’angle de l’intérêt du public ? J’ai toutefois parfaitement conscience des difficultés et des conflits qui vont naître à l’intérieur des institutions dirigées par les nouveaux directeurs qui devront former le personnel de la surintendance à un autre mode d’organisation. Les évolutions vont être longues et difficiles, mais elles restent nécessaires. Il faudra également se donner plus de chances en créant certains postes et en valorisant les mutations en interne. Le renouvellement des équipes dirigeantes ne peut pas s’opérer du jour au lendemain.

On ne peut que remarquer le parallèle entre l’autonomisation de la Biennale de Venise et les réformes du gouvernement ?
La Biennale est effectivement un modèle, mais un modèle extrême ! Mon implication dans la réforme de 1998 a permis de faire de cette institution une entité publique autonome. Le maintien des relations avec l’État et la municipalité a été un moyen de démontrer que le changement de statut impliquait un surcroît d’autonomie et d’efficacité dans les procédures d’organisation. Le secteur public est en mesure de bénéficier de cette expérience. La Biennale peut être un lieu de « formation » dans lequel des représentants de l’État ont la possibilité de tirer profit de cette expérience inédite d’une forme d’autonomie singulière. Je rappelle à ce titre que si je mets en avant mon expertise en tant qu’« administrateur créatif », ce sont bien les commissaires, nommés par le conseil d’administration sur ma proposition, qui ont en charge les projets artistiques réalisés lors des biennales.

Justement, quelles vont être les grandes orientations des biennales à venir ? Existe-t-il des liens entre les différents secteurs (architecture, art, musique, danse, cinéma) ?
Une dimension me paraît particulièrement importante : aller vers le public. C’est pour cela que la Biennale d’architecture va mettre en avant cette année des questions simples auxquelles les architectes vont tenter de répondre. Concernant la prochaine Biennale d’art que dirigera Christine Macel, je l’envisage comme le quatrième volet d’une série. La réflexion s’articulera autour d’un concept : la perspective. Après le thème de l’art reflétant l’anxiété de son époque, cette prochaine biennale d’art veut réexaminer la capacité des artistes à réinitialiser un élan créatif. L’art comme un cri vital en somme. La présence des artistes et leur prise de parole permettront de faciliter les contacts et le dialogue avec le public.

Les liens entre la Biennale et le marché de l’art sont manifestes. Ces affinités ne troublent-elles pas les nobles visées de la Biennale ?
Ce rapprochement est indépendant de ce que la Biennale est amenée à construire sur le court et le long terme. Ce ne sont pas les règles économiques qui guident nos actions. D’autres s’en chargent mieux que nous. Nous ne nous préoccupons pas des effets de la Biennale, mais de l’origine de la création.

Comment analysez-vous la création en Italie ?
La Biennale reste un pilier dans le soutien pour la création contemporaine italienne, même si nous avons une visée beaucoup plus tournée vers l’international. La Biennale bénéfice des structures pour accueillir des artistes en résidence et a développé un programme de création destiné aux jeunes artistes : Biennale College. Parallèlement, de grandes institutions publiques et privées en Italie contribuent à développer le tissu de la création. Des initiatives pour relancer l’attractivité de la quadriennale de Rome sont notamment en cours.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°452 du 4 mars 2016, avec le titre suivant : La politique italienne par le patron de la Biennale de Venise

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque