« La collection particulière de chaque citoyen »

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 22 mai 1998 - 1532 mots

La National Gallery, à Londres, a toujours été le défenseur le plus vigoureux de la gratuité des musées en Angleterre. Au-delà de la simple question économique, son directeur Neil MacGregor explique pourquoi ce principe s’inscrit dans une certaine vision du musée, et comment, en particulier, il favorise une relation plus étroite de l’institution avec son public.

Comment est né ce principe en Angleterre ?
Il est lié à l’origine des musées publics. Le premier musée national au monde est le British Museum, fondé en 1761 après l’acquisition d’un cabinet de curiosités, de dessins et d’antiquités grecques et romaines. Je relève que, déjà à cette époque, l’État avait eu recours aux fonds d’une loterie pour financer cet achat. Cette collection, après avoir été celle d’un particulier, est devenue celle de chaque citoyen, pour autant qu’il veuille bien s’y intéresser. Immédiatement, l’idée de faciliter l’accès à cette collection s’est imposée, dans l’esprit de l’idéal du siècle des Lumières, chaque citoyen devant pouvoir accéder à la connaissance, à l’érudition, à l’histoire du monde. Dès le début, l’entrée au British Museum a été gratuite, mais il fallait prendre rendez-vous, écrire une lettre pour solliciter une carte.
Nous ne pouvons donc pas parler de gratuité dans le sens moderne du terme. Ce n’est qu’en 1824, avec la création de la National Gallery, que cette question s’est posée, au sens actuel : ouvrir le musée à tout le monde, sans rendez-vous ni obstacle… Il est important de rappeler le contexte historique.
Cette création intervient après la Révolution française, les invasions napoléoniennes sur le Continent : on craignait des bouleversements en Angleterre, et il fallait trouver des réponses qui faciliteraient la cohésion sociale. Dans le même temps, les tableaux de la collection royale –  qui avaient été partiellement accessibles – ne l’étaient plus, après une décision de George III. Il a donc fallu que le Parlement achète une collection destinée au public, celle du banquier Angerstein. Dès l’origine, la collection de la National Gallery a été celle du peuple, par opposition à celle du roi. Mais l’idéal était le même qu’au British Museum. Il ne s’agissait pas d’une collection royale gracieusement ouverte au public, mais de la collection particulière de chaque citoyen.
Pour moi, toute la différence de conception des musées des deux côtés de la Manche réside dans ce fait : les collections publiques anglaises n’ont jamais été des collections royales. Il s’agissait, dès 1761, d’une collection créée par le Parlement pour la population, sans exproprier une collection royale qui reste, même aujourd’hui, l’une des plus importantes au monde.

Dès l’origine, le Parlement a voulu que son accès soit gratuit et l’a fait inscrire dans les statuts du musée ?
Oui, le Premier ministre de l’époque, Lord Liverpool, a voulu cette gratuité sans aucune restriction. Il a même insisté pour que les enfants soient admis à la National Gallery, estimant que si l’on écartait les parents qui ne pouvaient employer une nurse pour garder leurs enfants, on exclurait précisément la partie de la population que l’on voulait attirer. C’était en 1824 ! La question de savoir si la venue de la foule risquait de nuire à la conservation des tableaux a également été débattue lors des discussions parlementaires. La réponse a été unanime : non. Mais, comme souvent en Angleterre, il s’agit de coutumes et non d’une constitution écrite. Il n’existe pas de statut. Pour cette raison, et aussi parce que les musées ne dépendent pas du gouvernement mais des trustees, certains ont pu imposer, ces dernières années, un droit d’entrée.

La National Gallery a-t-elle fait rapidement école ?
Oui, à Édimbourg, Dublin, et par la suite partout dans l’ex-Empire britannique. Des National Galleries se sont ouvertes à Washington, Canberra, Melbourne, Ottawa… sur le modèle londonien. Jusqu’aux années quatre-vingt, presque tous les musées des beaux-arts de Grande-Bretagne étaient gratuits. Cela faisait partie d’une tradition : chaque municipalité devait se doter d’une bibliothèque de prêt et d’un musée gratuits.

Et aujourd’hui ?
La plupart des musées demeurent gratuits en Grande-Bretagne.

Y a-t-il eu des remises en cause de ce principe ?
Oui. Après la Première Guerre mondiale, au moment de la crise financière des années vingt, il a été sérieusement envisagé d’imposer un droit d’entrée. Malgré les difficultés économiques, le gouvernement y a renoncé, toujours pour des raisons sociales. Plus tard, il y a pourtant eu deux mois d’accès payant : en janvier 1973, le gouvernement conservateur d’Edward Heath avait imposé un droit d’entrée à tous les musées nationaux, mais il a perdu les élections en mars… Les travaillistes ont rétabli la situation antérieure. Par la suite, le gouvernement n’a jamais voulu intervenir sur cette question et a laissé aux trustees le soin de la gérer. La réduction des subventions publiques en a conduit certains – des musées scientifiques sur­tout – à instituer un droit d’accès, tandis que la plupart des musées des beaux-arts choisissaient de rester gratuits. La question a été particulièrement cruciale au British Museum, où, l’année dernière, les trustees n’ont vu d’autre solution à leurs difficultés financières que l’instauration d’un droit d’entrée. Heureusement, le gouvernement travailliste a débloqué – à la onzième heure – des fonds supplémentaires afin que l’institution demeure accessible gratuitement et que d’autres puissent conserver cette tradition.

Même sous le gouvernement Thatcher, l’un des plus libéraux qu’ait connu l’Europe, ce principe n’a pas été remis en cause ?
Jamais. Le gouvernement Thatcher considérait que l’ingérence de
l’État dans l’activité du pays était trop grande, et qu’il fallait laisser aux décideurs leur pleine responsabilité. En ce sens, il est resté fidèle à la tradition d’autonomie des trustees. Bien que ce gouvernement ait été en faveur d’une ouverture de la culture à l’économie de marché, il ne leur a jamais dicté la philosophie de l’entrée payante.

Comment se justifie de nos jours ce beau principe ?
Nous croyons toujours à l’idéal du siècle des Lumières. Chaque citoyen a le droit d’accéder aux plus hautes créations de la civilisation, et nous pensons que la connaissance des œuvres d’art transforme les gens. Le but de la National Gallery est que les grands tableaux deviennent partie intégrante de la vie quotidienne de la population locale. Il faut donc encourager celle-ci à venir régulièrement, à revenir, pour connaître lentement, et donc profondément, les tableaux qui lui appartiennent. Dans cette optique, la gratuité joue un rôle fondamental : elle souligne que la collection appartient au citoyen. Il n’y a là aucune condescendance, mais le simple droit du public. Nous croyons également qu’il faut du temps pour se familiariser avec une grande œuvre d’art, et la gratuité est indispensable pour faciliter ce contact répété. Si nous y renonçons, ce sera avant tout une collection pour les touristes. Nous sommes bien sûr très heureux que les touristes viennent et reviennent au musée, mais nous visons en priorité les Londoniens. Près de la moitié de nos visiteurs passent moins d’une demi-heure dans le musée : cela signifie qu’ils viennent régulièrement et n’essaient pas de tout voir. Ils parviennent à se limiter puisqu’ils savent qu’ils peuvent revenir. Toute la relation avec le public se définit différemment tant que l’entrée est gratuite. En payant, les gens veulent amortir leur dépense et restent longtemps. Or, plus on reste, plus on voit, mais moins on retient, moins on est ému. La mémoire visuelle ne supporte pas de très longues visites. Il faut donc tout faire pour que le public regarde moins et mieux.
Ce principe se justifie aussi pour des raisons économiques : nous recevrions moins de visiteurs, ce qui affecterait les recettes des boutiques et des restaurants. La gratuité attire beaucoup de donations – elle en est même parfois une des conditions, comme pour celle promise par Dennis Mahon – et du mécénat, puisque l’action est lisible par un public plus vaste.

Certains grands mu­sées européens ne sont donc pour vous que des musées pour touristes ?
Oui, c’est malheureusement le cas des Offices. La dernière Grande duchesse de Toscane a légué sa collection au peuple florentin, l’exemple même de cet idéal que je viens d’évoquer. Et le fait d’imposer un droit d’entrée fort élevé a provoqué l’expropriation d’une collection locale en faveur des touristes. C’est navrant ! Les Offices ne jouent plus aucun rôle dans la vie affective et intellectuelle des Florentins. Il est frappant de constater que la croissance du tourisme de masse va de pair avec la suppression de la gratuité, ou de jours gratuits.

Il est vrai que l’un des arguments majeurs avancés par le Louvre pour supprimer la gratuité tous les dimanches a été l’avantage octroyé aux tours-opérateurs qui programmaient la visite du musée ce jour-là.
C’était certainement vrai. Mais il faut choisir le public que l’on veut privilégier.

Pourquoi certaines expositions de la National Gallery sont-elles alors payantes ?
Le principe de gratuité découle de la collection. Si d’autres tableaux sont exposés, il est normal de faire supporter le coût de leur exposition. Mais si nous réunissons suffisamment de mécénat, comme pour “Les Ambassadeurs d’Holbein”, celles-ci sont gratuites.

L’accès à la National Gallery est gratuit, mais vous incitez les visiteurs à faire des donations. À l’entrée, il y a même des affiches pro­cla­mant : “Pour conserver ce musée gratuit, donnez autant que vous pouvez”. N’est-ce pas paradoxal ?
Bien sûr, mais c’est un paradoxe qui rapporte !

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : « La collection particulière de chaque citoyen »

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