Jacques-Émile Ruhlmann, chef d’orchestre de l’Art déco

Une grande rétrospective lui est consacrée au Musée des années 30, à Boulogne-Billancourt

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 23 novembre 2001 - 1628 mots

Meublier, décorateur, ensemblier, Jacques-Émile Ruhlmann est l’une des figures emblématiques de la période Art déco. Un siècle après que le créateur eut réalisé son premier dessin dans sa chambre de jeune homme, le Musée des années 30, à Boulogne-Billancourt, lui consacre une rétrospective, à travers une cinquantaine de meubles et objets, des différentes versions du Meuble au char (1919 et 1922) à la reconstitution du Pavillon du collectionneur, créé en 1925 pour l’Exposition internationale des arts décoratifs.

“Ruhlmann a su donner un style à une époque. Il incarne la période Art déco comme Guimard représente celle de l’Art nouveau “, explique Emmanuel Bréon, conservateur en chef du Musée des années 30 à Boulogne-Billancourt. Né en 1879 à Paris, autodidacte, Ruhlmann reprend en 1907 l’entreprise de peinture et de miroiterie de son père, “Ruhlmann et Laurent”, et ouvre un petit atelier de décoration. Il expose pour la première fois au Salon des artistes décorateurs de 1911, mais ce n’est réellement que deux années plus tard, au Salon d’Automne, que son style est reconnu et apprécié. Décors de théâtres, de paquebots transatlantiques, de magasins et de restaurants, aménagement et ameublement de la présidence de la République et de ministères, bâtiments officiels, expositions internationales... Ruhlmann participe à toutes les grandes entreprises décoratives de l’entre-deux-guerres. Érigé par son ami l’architecte Pierre Patout, Le Pavillon du collectionneur, réalisé à l’occasion de l’Exposition des arts décoratifs, en 1925, est un tournant décisif dans sa carrière. Les gens les plus fortunés font appel à lui : Henri de Rothschild pour son château de La Muette, Georges-Marie Haardt, directeur chez Citroën, les banquiers Worms, Gros et Rivaud, ou encore le maharaja d’Indore pour lequel il élabore en 1929 des coffres laqués en série. La notoriété de sa clientèle est d’ailleurs à l’origine de l’appellation de nombreux meubles, tels le chevalet Haardt, la table Lorcia ou le bureau Tardieu. À partir de 1928, alors qu’il séjourne aux États-Unis, très préoccupé par le chauffage central à 22 degrés Celsius qui fait claquer les placages anciens, il remplace les bâtis de bois par des châssis métalliques dans lesquels coulissent des panneaux de bois massifs. Cette époque marque aussi une étape dans son style, qui évolue vers plus de sobriété. Avec la bibliothèque Rodier (1933), en chêne clair et partie métallique, on est loin de la luxueuse Chambre d’apparat, présentée au Salon des artistes décorateurs en 1928, dont les murs revêtus de motifs écrasants et l’immense lustre avaient fortement déplu au public.

Classique et moderne à la fois
Quelle est la définition exacte des activités de Ruhlmann ? “Au début, sur ses cartes de visite, il écrivait décorateur, puis ensemblier, meublier. Ensuite, il y avait seulement écrit Ruhlmann, comme sur le pavillon de 1925 où il avait fait inscrire son nom en lettres lumineuses ! Au final, sur ses cartes, ne figurait que son initiale, le célèbre ‘R’, qu’il avait mis un temps considérable à élaborer, raconte Emmanuel Bréon. Le terme le plus approprié est peut-être ensemblier. En faisant tous les métiers à la fois – il dessine aussi bien les tapis que les papiers peints et choisit jusqu’aux objets d’art qui ponctuent ses mises en scène –, il est devenu une sorte de chef d’orchestre.” Les nombreux carnets de croquis de Ruhlmann ont révélé sa méthode de travail : après avoir imaginé les meubles dans leur globalité, il les dessinait de manière très précise sur les carnets, au 2/100e ; ensuite, il les reprenait dans son atelier, en plan, profil et élévation au 1/10e, avant de les redessiner à grandeur d’exécution. Si l’idée d’un meuble lui venait d’un seul tenant, en revanche, Ruhlmann revenait régulièrement sur son travail. La desserte, dite Meuble au char, par exemple, est née en 1913 d’un premier meuble triplan, auquel il a ajouté en 1919 un médaillon délimité par des clous d’ivoire, figurant un char guidé par une femme, d’après un dessin de Maurice Picaud, tout en conservant le plan trapézoïdal et les portes latérales enrichies d’ivoire marqueté de perles. Reposant sur six pieds, dont quatre en fuseaux finement moulurés et chaussés de sabots d’ivoire, le meuble est finalement simplifié en 1921 – il ne reste plus que quatre pieds – pour une salle à manger.

“Le choix du bois, ébène de Macassar, la proportion de l’ivoire, les intérieurs auxquels un soin extrême rapporte un raffinement absolu en font un meuble que nous estimons être l’expression complète de son art”, dira Pierre Patout en 1934. Sûr de lui, très exigeant, Ruhlmann passait un temps considérable à élaborer chacun de ses meubles ; le simple galbe d’un pied pouvait retenir son intention durant plusieurs heures. Le bureau, qui meublait le salon réalisé pour la construction du Musée des Colonies, a ainsi nécessité quelque 1 067 heures de travail. Conçus en ébène de Macassar, garnis de maroquin brun bordé de blanc, les quatre fauteuils Éléphant accompagnant ce bureau sont aujourd’hui considérés comme des emblèmes du style Ruhlmann, un style emprunt de modernité et de tradition. “Ruhlmann admirait tous les styles sans les copier. Il se référait aux périodes Louis XIV et Empire, qu’il transcendait pour réinventer, note Emmanuel Bréon. Si bien qu’il est à la fois classique et moderne.” En témoigne la coiffeuse Rendez-vous des pêcheurs de truites, présentée au Salon des arts décoratifs de 1932, qui conserve certains des principes de la coiffeuse du XVIIIe siècle – comme la glace dissimulée derrière l’abattant central –, tout en étant “modernisée”, notamment par les patins de bronze chromé en forme de ski, montés pour faciliter les déplacements.

L’hommage du Musée des années 30
Son bureau de la rue de Lisbonne à Paris, repensé à la fin des années 1920, atteste de la profonde modernité de son œuvre : sur la table, il a rivé un luminaire métallique comprenant plusieurs éléments articulés qui peuvent être orientés à volonté, tandis que, sous le plateau de la table, il a installé un téléphone et une série de boutons de commandes de sonnerie. “Ruhlmann a ouvert de nombreuses portes. Même Le Corbusier qui le détestait, admirait son travail. Ruhlmann disait travailler pour l’élite – chaque meuble se vendait une petite fortune – mais il se moquait d’être copié, il voulait au contraire que cela serve d’exemple, que les gens s’en emparent.” Le style Ruhlmann a en effet inspiré bon nombre de créateurs, parmi lesquels figurent Maxime Old ou Jules Leleu. “On peut tirer des leçons des modèles de Ruhlmann, on ne peut pas les imiter, confie le critique d’art Ernest Tisserand en 1925. Et voilà qui répond à l’affolement de certains industriels qui voient des copieurs partout. Au fond, on ne copie que le baroque ou le banal. Quand un art monte à la hauteur où atteint celui de Ruhlmann, il est hors d’atteinte.”

Si Ruhlmann a connu un grand succès de son vivant – ses meubles entrèrent dès 1923 au Metropolitan Museum of Art de New York –, après sa mort en 1933, à l’âge de cinquante-quatre ans, il a sombré quelque peu dans l’oubli. “À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il fallait reconstruire ; l’ébénisterie était réservée à une élite, on lui préférait des matériaux simples. Et les solutions envisagées par des créateurs comme Jean Prouvé étaient largement privilégiées, explique Emmanuel Bréon. En 1965, le Musée des arts décoratifs consacrait une exposition au Pavillon de 1925, ce qui correspondait à un regain d’intérêt pour le créateur, même si, à cette époque, il intéressait surtout le marché de l’art. Aujourd’hui, Ruhlmann est le grand représentant de l’Art déco, il atteint des cotes considérables et attire également les musées.” Depuis la rétrospective du pavillon de Marsan, organisée moins d’un an après son décès, aucune exposition monographique n’avait été consacrée à Ruhlmann. En réunissant ses meubles les plus célèbres, quasiment jamais montrés et prêtés par différents musées français, l’exposition du Musée des années 30 de Boulogne-Billancourt est donc un événement. De son vivant, Ruhlmann a eu l’ambition du musée et a légué ou vendu plusieurs meubles comme le chiffonnier Fontane (1924), le Bureau à cylindre de dame (1923), la chaise Collectionneur (1923), directement acquis par le Musée des arts décoratifs en 1925-1926, le Vide-poches fuseaux (1921) acheté par le Musée des beaux-arts de Lyon. Se sentant décliner, il offrit sa table Cla-Cla au Musée des arts décoratifs. Après sa mort, les musées ont continué d’acquérir des meubles comme le Musée d’art moderne de Paris qui obtient, en 1935, le Bureau de dame amarante (1923) puis le Meuble au char (modèle de 1919) et le secrétaire dit “égyptien”, ou le Musée André-Malraux du Havre qui ne fit l’acquisition que tardivement, en 1984, du Meuble à fards (1929). D’autres célèbres créations de Ruhlmann sont exposées à Boulogne, notamment l’imposant meuble Élysée (1,85 mètre de hauteur) créé en 1920 pour le palais présidentiel, le banc Ducharne ou le bureau Ambassadeur, exécutés en loupe de noyer. Dans le hall d’entrée du musée, le Pavillon du collectionneur de 1925 est évoqué, tandis que le film d’Albert Kahn Montage et démontage de l’Exposition universelle à Paris-1925 est diffusé sur un écran. L’exposition présente également le fonds des archives Ruhlmann – dont une partie a été acquise pour 550 000 francs en 1988, et l’autre, léguée cette année même par Sophie et Jérôme Seydoux – riche de plus de 8 000 dessins et croquis de mobiliers, d’architectures d’intérieur, d’aquarelles et de gouaches, destinées dans l’agence de Ruhlmann à être consultées par les clients, ainsi que des certificats de meubles, des référenciers et des albums de photographies.

RUHLMANN, UN GÉNIE DE L’ART DÉCO, jusqu’au 17 mars, Espace Landowski - Musée des années 30, 26 avenue André-Morizet, 92100 Boulogne-Billancourt, tél. 01 55 18 53 00,. Catalogue 324 p., 53 euros. L’exposition sera ensuite présentée au Musée des beaux-arts de Montréal. À noter également le hors-série de L’Œil, 35 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : Jacques-Émile Ruhlmann, chef d’orchestre de l’Art déco

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