Disparition

Henri Cartier-Bresson and Friends

Le Journal des Arts

Le 10 septembre 2004 - 854 mots

À la Fondation HC-B, un hommage en forme d’analyse historique.

PARIS - Henri a rejoint ses amis ; il a quitté ce monde le 2 août, à l’âge de 95 ans. Plutôt que de ressasser le bilan hagiographique de sa carrière, nous avons préféré rendre compte de l’exposition qu’abrite en ce moment sa Fondation, créée en 2003 (lire le JdA n° 171, 16 mai 2003), exposition qui pourrait s’intituler « Henri Cartier-Bresson and Friends ». Bien que programmée depuis deux ans, elle paraîtra en la circonstance un véritable hommage à cette poétique photographique inattendue que HC-B met en place à ses débuts (les années 1930), ainsi qu’aux partages inventifs amicaux et à l’émulation mutuelle de trois jeunes loups de la photographie : Walker Evans, Manuel Álvarez Bravo et Henri Cartier-Bresson.

En 1935, le galeriste new-yorkais Julien Levy (dont la collection sera dispersée les 5, 6 et 7 octobre par Tajan à Paris), qui avait déjà exposé en 1933 le jeune Cartier-Bresson, inconnu et débutant, le remettait à l’honneur avec deux autres comparses. Cette exposition était bien connue des spécialistes, mais, n’ayant à l’époque pas été accompagnée d’un catalogue ni même d’une liste du contenu, elle restait fantomatique et n’avait fait l’objet d’aucune étude. Excellente idée que cette enquête partant du carton d’invitation, à la recherche des tirages en provenance de la galerie Julien Levy (ceux de HC-B sont légendés à la main au verso) qui se retrouvent maintenant dans des institutions ou des collections privées. On assiste donc à une tentative très réussie de reconstitution d’une exposition à propos de laquelle on savait très peu de choses. L’intérêt n’est pas mince pour l’histoire de la photographie car on assiste à l’émergence d’un style, d’une esthétique dont les contemporains peinaient à reconnaître la singularité. En outre, le rapprochement de ces trois jeunes auteurs – qui peut étonner quand on connaît a posteriori le devenir de leurs travaux respectifs – est très cohérent dans le contexte de l’époque. Cartier-Bresson a passé l’année 1934 au Mexique, où il a fait beaucoup de ses photographies majeures, et il y a côtoyé Álvarez Bravo, lui-même subissant plusieurs mutations sur la question qui l’obsède, celle de l’opposition documentaire-artistique. Les deux hommes viennent d’avoir une exposition commune à Mexico au début de 1935. Quant à Walker Evans, il revient de la Nouvelle-Orléans où il a initié ses travaux sur les façades de maisons anciennes, et il est encore sous le coup de son voyage à Cuba, en 1933. Là, il s’est forgé une approche moins esthétisante ou graphique du « réel de la rue », des gens et des objets, des vitrines et des panneaux. Les trois compères ont de plus en commun la figure tutélaire d’Atget, par l’intermédiaire de Levy, qui a racheté les négatifs et les tirages après la mort de celui-ci en 1927 ; Atget reconnu comme un maître par les surréalistes dans les années 1925-1930, à l’instigation de Man Ray.

C’est donc une démarche nouvelle qui se concrétise dans l’exposition de 1935, bien qu’elle soit passée inaperçue ; Levy essaye de la caractériser par un titre indécis : « Documentary and anti-graphic photographs ». S’il est encore difficile aujourd’hui de préciser la notion d’« anti-graphique », on comprend que ce style documentaire en gestation sous l’égide d’Atget se définit plutôt par l’opposition aux recherches constructivistes ou abstraites de la Nouvelle Vision, et par le rejet des « S majuscules » de la photographie américaine (Stieglitz, Steichen, Strand…). Julien Levy, dans un texte sur Cartier-Bresson de 1932, décrit la démarche comme « rustre et fruste », parle de « photographie équivoque, ambivalente, antiplastique, fortuite ». Mais il faut voir les rapprochements de l’exposition, les « mélanges » même des auteurs sur certains murs de la Fondation HC-B pour saisir les proximités entre ces trois esprits, leur commune distance par rapport au documentaire social, à la photo d’illustration ou de presse, le culte de l’association paradoxale, de la légère incongruité visuelle, le goût pour une image de rêverie soudainement suspendue. Sans le secours des cartels, il serait parfois difficile de se prêter au jeu des attributions. Et il faut découvrir les photographies fétiches de Cartier-Bresson (les trois prostituées d’Alicante, ou les deux autres, de Mexico, à leur fenêtre), déjà là en 1935, parmi d’autres moins connues mais qui méritent tout autant la postérité. Grâce à une insistance récompensée, la Fondation réussit un accrochage historique, digne d’un grand musée, par le nombre de tirages d’époque (« vintage ») pour chacun des photographes, tirages tous somptueux qui éclairent de leurs nuances cette notion d’« anti-graphique » ! Et tous les tirages d’Henri Cartier-Bresson avaient été faits par lui-même (il ne recommencera jamais). Au-delà de la réticence réaffirmée de l’auteur pour l’exhibition de ses (rares) tirages anciens, la présentation magistrale de sa Fondation n’autorise-t-elle pas à rêver, enfin, d’une rétrospective vintage d’Henri où l’on analyserait aussi la relecture « graphique » effectuée dans les années 1950 ?

DOCUMENTARY AND ANTI-GRAPHIC PHOTOGRAPHS, MANUEL ALVAREZ BRAVO, HENRI CARTIER-BRESSON, WALKER EVANS

Jusqu’au 19 décembre, Fondation Henri-Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis, 75014 Paris, tél. 01 56 80 27 00, mercredi-dimanche 13h-18h30, samedi 11h-18h45, nocturne le mercredi jusqu’à 20h30.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°198 du 10 septembre 2004, avec le titre suivant : Henri Cartier-Bresson and Friends

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