Espagne - Justice

Comment l’État espagnol a récupéré gratuitement un tableau de Picasso

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 21 mars 2022 - 2158 mots

MADRID / ESPAGNE

Le Musée Reina Sofía expose depuis le 10 février un très important portrait de jeune femme de Picasso daté de 1906 et confisqué à un banquier espagnol. Une histoire pleine de péripéties.

Madrid. « Picasso saisi en Corse : le banquier Botín poursuivi pour “contrebande”. » Voilà comment la dépêche de l’AFP titrait l’« affaire Botín » en octobre 2015, quelques mois après la saisie du tableau dans le yacht du banquier par la douane française dans le port de Calvi.

Le déroulé apparent des faits est impitoyable pour Jaime Botín. En ce 31 juillet, alors que son magnifique trois-mâts mouille depuis quelques jours au large de Calvi, la douane française monte dans le bateau et confisque la Tête de jeune femme datant de 1906, sur demande des autorités espagnoles, au motif que le tableau ne peut être exporté. Circonstance aggravante, Botín a réservé un avion privé pour transporter le tableau de Calvi vers le port franc de Genève. S’ensuit alors une procédure pénale contre Jaime Botín au terme de laquelle, le 14 janvier 2020, le tribunal pénal de Madrid le condamne pour contrebande à dix-huit mois de prison, une amende de 52 millions d’euros et la saisie du tableau de Picasso, dont la valeur est estimée à 26 millions d’euros. Quinze jours plus tard, à la demande du procureur, les peines sont quasiment doublées : trois ans de prison, une amende de 91,7 millions d’euros et toujours la saisie du tableau. Une décision confirmée en appel ultérieurement.

Une famille très connue en Espagne

En Espagne, cette condamnation n’a pas ému outre mesure l’opinion publique. Botín est un banquier, un riche banquier. Son arrière-grand-père a créé la banque Santander, aujourd’hui la première banque espagnole. Jaime Botín a longtemps siégé au conseil d’administration de la banque mais a surtout dirigé une filiale qui a pris son indépendance : Bankinter, dont il est le principal actionnaire. Sa fortune est estimée à 1,8 milliard de dollars par le magazine Forbes.

Âgé de 83 ans, Botín réside dans une belle mais non ostentatoire demeure dans la banlieue chic de Madrid où nous l’avons rencontré. Dans le hall d’entrée trône un superbe Rothko. « J’ai toujours été intéressé par l’art. Mes parents étaient de grands collectionneurs », tient-il à rappeler. La famille Botín est en effet connue pour son intérêt pour l’art et pour son centre d’art, le Centro Botín à Santander (en Cantabrie), dessiné par Renzo Piano et inauguré en 2017. Collectionneur, Botín est aussi mécène : « J’ai donné plusieurs tableaux à la Fondation Botín de Santander : un Matisse, un Bacon, un Juan Gris… » Il a également une autre passion, la voile, et possède depuis 1988 un yacht, dénommé Adix, d’une longueur de 65 m et d’une surface de voilure de 1 700 m². Pas moins de 14 hommes d’équipage sont nécessaires pour manœuvrer le bateau.

Aujourd’hui, s’il a introduit un ultime recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, il ne se fait pas beaucoup d’illusions et aimerait surtout que le public ait une autre image de lui : « Je ne pense pas que l’opinion publique a été bien informée sur cette affaire. Je n’ai lu aucun article complet dans la presse espagnole. » Mais en même temps, il marche sur des œufs et craint que les juges, s’il les provoque dans les médias, ne l’obligent à aller en prison – il en a été dispensé pour l’instant en raison de son âge et de sa santé fragile (ce que nous avons pu constater). « En Espagne, contrairement à la France, cette peine de prison n’est pas inexécutable en raison de son âge et de sa situation. Ce n’est pas uniquement une sanction symbolique », argumente Hervé Temime, son avocat français, rencontré quelques jours plus tard dans son cabinet en face du Louvre.

Jaime Botín multiplie donc les déclarations de contrition. Ainsi, le 10 février, lorsque « son » tableau est exposé pour la première fois au Musée Reina Sofía à Madrid, il affirme dans un communiqué de presse : « Je ne remets en cause ni la loi en vertu de laquelle cette œuvre m’a été retirée, ni la décision de justice qui a conduit à sa saisie. Je les respecte pleinement et m’y conforme. » L’ancien banquier, habitué à commander toute sa vie, supporte cependant difficilement les condamnations qui lui ont été infligées. « À titre personnel, je ne peux que regretter la rigoureuse application de la loi qui a mené à cette disproportion, mais comme citoyen j’en prends acte et je la respecte », répète-t-il.

Une peine disproportionnée ?

« C’est une affaire complètement folle, elle est étonnante et la peine est totalement disproportionnée », explique le ténor du barreau qui ne cache pas sa stupéfaction : « J’ai du mal à comprendre les fondements d’une décision aussi sévère. Même en France où la justice pénale est de plus en plus sévère dans les affaires d’atteinte au patrimoine, une telle condamnation serait impensable. » Et il est vrai que l’on est un peu surpris par la gravité de la condamnation. Trois ans de prison et 91,7 millions d’euros d’amende, en plus de la confiscation du tableau, cela paraît bien lourd pour une exportation illégale de tableau. Le doublement de la peine en moins de quinze jours témoigne même d’une forme d’acharnement judiciaire. Y a-t-il ici une dimension politique ? En tout cas pas dans le sens que l’on pourrait croire puisque, de 2011 à 2018, le gouvernement espagnol était dirigé par le Parti populaire, un parti conservateur de droite avec à sa tête Mariano Rajoy. « Cette affaire n’aurait pas dû avoir d’aspect pénal », insiste Hervé Temime. Pour autant le Tribunal constitutionnel (l’équivalent de notre Cour constitutionnelle), saisi par Jaime Botín, a estimé qu’il n’y avait pas de disproportionnalité de la peine en raison de la tentative de sortie du territoire d’un « patrimoine national ».

Une demande d’exportation lourde de conséquences

Mais ce tableau est-il « espagnol » au sens historique et juridique ? C’est là le fond de l’affaire. Pour Rosario Peiró Carrasco, la directrice des collections du Reina Sofía, qui invoque le droit de réserve, cela ne fait aucun doute : « Tout ce qui relève de Picasso est un trésor national en Espagne. » Le débat est sans fin et bien peu d’historiens de l’art veulent s’y frotter. D’une certaine façon, Picasso, qui aura vécu plus de soixante-dix ans en France et moins de vingt ans en Espagne, est autant Français qu’Espagnol, ou mieux universel par son retentissement dans le monde entier. En tout état de cause, aucune des communautés autonomes (Régions) n’a à ce jour déposé de demande pour déclarer le tableau « bien d’intérêt culturel ».

Le tableau a été peint en 1906 par Picasso à Paris alors qu’il était revenu de Gosol. Par la suite il a été acquis par le collectionneur Paul Guillaume, puis, selon Jaime Botín, par J. Paul Getty, et se trouvait à Bâle chez le marchand Ernst Beyeler au début des années 1970. Lui-même l’a acheté en 1977 à la Marlborough Gallery de Londres, pour 300 000 dollars (soit 1,3 million d’euros d’aujourd’hui). Il affirme que le tableau est toujours resté hors d’Espagne, hormis pour de courts séjours lors d’expositions temporaires ou d’« événements familiaux ». À partir de 1990, le tableau serait demeuré en permanence sur son yacht, qui flotte sous pavillon britannique et dont le port d’attache est en Angleterre.

En 2012, Botín décide de vendre le tableau pour, dit-il, renflouer sa banque mise à mal par la crise de 2008. « En 2012, la situation économique en Espagne était très difficile, Bankinter que je dirigeais était aussi en difficulté et je devais apporter de l’argent si je voulais garder le contrôle de la banque face à l’autre actionnaire, le Crédit agricole. Je n’avais pas d’autre solution que de vendre le tableau, à contrecœur. J’ai de bonnes relations avec Christie’s qui m’a convaincu que je pouvais obtenir 27 millions de dollars lors de la vente de février [2013] à Londres. »

C’est à ce moment-là que Christie’s et Botín effectuent deux démarches qui se révèleront lourdes de conséquences. Botín profite d’une escale à Valence pour faire photographier le tableau en vue de la vente, et surtout Christie’s demande un certificat d’exportation indiquant « Madrid » comme douane de sortie, oubliant que le tableau n’est pas censé être en territoire espagnol, mais dans son bateau anglais faisant escale à Valence. Botín soutient qu’il n’a pas relu le formulaire. À partir de là tout s’enchaîne, l’administration espagnole refuse préventivement le certificat d’exportation et engage une procédure pour déclarer le tableau « bien d’intérêt culturel » (BIC) afin de transformer la mesure préventive en mesure définitive. Plaidant l’erreur, Jaime Botín multiplie les procédures pour faire annuler sa demande d’exportation et le refus d’exportation. Le tableau n’est pas mis en vente à Londres en 2013 et il n’envisage plus de le vendre.

La saisie en Corse

Trois ans plus tard, en juin 2015, lorsque l’Adix quitte le port de Valence, venant du Royaume-Uni pour se diriger vers la Corse, son propriétaire pense que le refus d’exportation n’est pas définitif. Arrivé à Calvi, il projette de louer un avion pour mettre le tableau « à l’abri »à Genève. « J’étais préoccupé car plusieurs articles de presse mentionnaient le fait qu’un tableau de Picasso était dans mon bateau et je craignais qu’on me le vole durant les mouillages en Corse. C’est moi, à travers des consignataires, qui m’adresse aux douanes françaises pour leur dire qu’un Picasso était dans le bateau. Je pensais que je pouvais le transporter dans le port franc de Genève et que cela ne signifiait pas une exportation ; donc cela ne violait pas l’interdiction administrative. Je n’ai finalement pas déplacé le tableau car on m’a dit qu’il fallait payer des taxes d’exportation, ce qui impliquait une exportation et ça n’était pas le cas », explique-t-il.

Le 30 juillet 2015, la douane française inspecte le bateau et saisit le tableau sur demande de la police espagnole. Le 7 octobre 2015, un juge d’instruction d’Aix-en-Provence ordonne le transfert du tableau en Espagne où il se trouvait déjà depuis le 11 août. Ici un point juridique fait débat : le refus d’exportation était-il toujours valide alors que le tableau n’avait pas été déclaré BIC, les deux communautés autonomes (associées en Espagne à la procédure), en l’espèce celles de Madrid et de Valence, ayant refusé d’engager des démarches en ce sens ? Selon les avocats de Botín, le tableau n’est toujours pas considéré à ce jour comme un bien d’intérêt culturel. Jaime Botín a par la suite lancé une procédure contre le juge d’instruction d’Aix-en-Provence mais n’a pas eu gain de cause, sauf en cassation sur des moyens subsidiaires. « Je voudrais signaler que cette saisie a été réalisée de manière illégale, ce qu’a confirmé la Cour de cassation en France, dans une procédure initiée en France », affirme-t-il.

Mais c’est en Espagne où se trouve l’œuvre depuis août 2015, aux mains des autorités, que se joue la partie. « L’action judiciaire a permis à l’Espagne de récupérer un tableau de manière très contestable», dénonce Hervé Temime. Les autorités espagnoles auraient-elles manœuvré de façon à mettre la main sur le tableau à moindre coût ? Prudent, l’avocat français ne va pas jusqu’à l’affirmer mais il ouvre le débat.

Une aubaine pour l’État espagnol

« La loi espagnole sur le patrimoine est antérieure à l’entrée de l’Espagne dans l’Europe (1986) et elle est empreinte d’un fort sentiment nationaliste. Cela se traduit par la qualification de contrebande pour toute exportation illégale d’un bien culturel, passible alors de confiscation », explique au Journal des Arts Maître Joaquín García Bernaldo de Quirós, l’avocat espagnol de Jaime Botín. « Sed lex, dura lex ; la loi est dure mais c’est la loi », dit l’adage. Mais n’y avait-il pas d’autres possibilités avant de saisir le tableau en Corse ? Les autorités espagnoles auraient pu ainsi à plusieurs reprises mettre le tableau sous séquestre lorsque l’Adix mouillait au port de Valence, et demander à Botín de s’expliquer. Tout se passe comme si elles avaient attendu le 20 mai 2015 et le rejet du recours de Botín contre l’arrêt qui empêche l’exportation de l’œuvre, puis que le bateau soit en Corse pour qualifier l’infraction de contrebande et ainsi récupérer un tableau qu’elles considèrent comme appartenant au patrimoine historique espagnol.

D’un autre côté, Jaime Botín a joué avec le feu. Il est manifeste qu’il a toujours cherché à ce que le tableau ne soit pas importé en Espagne pour contourner l’impôt de son pays, même s’il nous affirme : « Après le refus initial d’exportation, j’ai décidé de ne plus le vendre. » Et sa tentative pour acheminer le tableau à Genève en juillet 2015 ne plaide pas non plus en sa faveur.

Amer, l’homme souhaite placer le débat sur le terrain de la propriété privée et des enjeux pour les collections publiques. « La loi espagnole relative au patrimoine est beaucoup trop sévère par rapport à celle des autres pays occidentaux. Elle est préjudiciable au monde artistique car elle porte préjudice au marché de l’art et, au-delà, au monde culturel. Aujourd’hui ce sont les collectionneurs qui constituent des ensembles qui enrichissent ensuite les collections publiques. »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°585 du 18 mars 2022, avec le titre suivant : Comment l’État espagnol a récupéré gratuitement un tableau de Picasso

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