Ce que révèle l’Artindex France

Par Alain Quemin · Le Journal des Arts

Le 6 juin 2012 - 2087 mots

Une nouvelle génération emmenée par Cyprien Gaillard progresse rapidement. Une ligne de fracture se dessine entre les artistes très exposés et ceux qui sont le plus vendus aux enchères.

Le premier enseigne-ment de l’Artindex est sans doute le plus inattendu : même en brassant extrêmement large – puisque la méthodologie adoptée par Artfacts inclut des modes de visibilité aussi étendus que l’exposition dans des « art hotels » ou organisée par certaines associations –, on aboutit à une liste de… 2 300 artistes français ! Certes, ce nombre peut sembler élevé, mais on est ici très loin des 20 000 artistes environ inscrits à la Maison des artistes. C’est dire que, dans leur immense majorité, les artistes créant aujourd’hui en France n’ont aucun lien avec la scène de l’art contemporain, même lorsque l’on prend le parti de définir celle-ci de façon extensive.

Autre enseignement, la liste des artistes français les plus visibles ou reconnus est assez conforme à ce qu’une connaissance fine de la scène contemporaine française pourrait laisser à penser, même si, ici, l’objectivation qui permet d’aboutir à ce résultat constitue une dimension importante. Sans aucune surprise, on trouve en première position du classement Christian Boltanski, suivi de Pierre Huyghe, puis Daniel Buren, Sophie Calle, François Morellet, Philippe Parreno, Annette Messager, Bertrand Lavier et Bernard Frize. Pierre Huyghe (né en 1962) et, dans une moindre mesure, Philippe Parreno (né en 1964) réalisent une performance remarquable en se hissant aussi haut dans le classement, qui accueille dans ses premiers rangs des artistes dans l’ensemble nettement plus âgés. Si les 50 premiers artistes du classement ont un âge moyen de 56 ans, le chiffre monte en effet à 64 ans pour les 10 premiers.

Le trio de tête
Autre fait notable, il existe des écarts importants entre les artistes figurant en tête de palmarès. Les trois premiers du classement – Boltanski, Huyghe et Buren – se détachent nettement de leurs suiveurs par le nombre de points Artfacts cumulés. Il existe, par ailleurs, un autre net décochement au niveau de la 10e position, et le 15e artiste, Xavier Veilhan, accumule trois fois moins de points que Boltanski.

Signalons que, si l’on considère le palmarès obtenu en fonction des points accumulés en 2011 ou un an auparavant, en 2010, le classement de tête reste pratiquement inchangé ! C’est un fait, le meilleur indicateur du succès à venir est celui qui est déjà rencontré à un moment donné.

Les valeurs montantes
Les données de l’Artindex permettent d’effectuer un focus sur le nombre de points acquis au cours de l’année 2011 uniquement (le reste des classements est élaboré en tenant compte de la totalité des points acquis depuis qu’existe l’instrument). Quatre artistes se distinguent ici très nettement en tête de classement et permettent, une fois encore, de tester la pertinence de notre indicateur. Sans surprise, on trouve encore et toujours Christian Boltanski en première place, mais aussi François Morellet en 3e position et Daniel Buren en 4e position. Cette excellente performance de Morellet nous semble bien rendre compte de sa cote d’amour renforcée depuis plusieurs années et de la place centrale parmi les artistes français qui tend de plus en plus à lui être accordée. Et la 2e position ? De façon qui pourrait sembler a priori stupéfiante mais pas tant que cela à la réflexion, elle est occupée par…

Cyprien Gaillard ! Si, en raison de son jeune âge (il est né en 1980), il n’émarge encore qu’à la 25e place du palmarès français (en cumul de points), son statut d’artiste « à la pointe » lui a valu une progression fulgurante en quelques années seulement (il était classé 39e en 2010). Si l’on considère les expositions réalisées sur la période 2010-2011, Cyprien Gaillard… dépasse même Christian Boltanski (lui-même devant Buren, Morellet, Claire Fontaine, Sophie Calle, Yto Barrada, Pierre Bismuth et Kader Attia) ! Parmi les « jeunes », ont également beaucoup été montrés dans le cadre d’expositions Yto Barrada (né en 1971, 35e) ainsi que le collectif Claire Fontaine (créé en 2004, 21e), Kader Attia (né en 1970, 41e), Loris Gréaud (né en 1979, 45e) ou encore Saâdane Afif (né en 1970, 26e). Avec d’autres artistes comme Matthieu Laurette (né en 1970, 18e) et Mathieu Mercier (également né en 1970, 20e), voici les valeurs montantes de la scène française qu’il conviendra tout particulièrement de suivre au cours des prochaines années. Si deux artistes, Cyprien Gaillard et Loris Gréaud, se distinguent par leur extrême jeunesse et si le temps va désormais jouer pour eux, l’autre enseignement que l’on peut tirer de l’ensemble de ces noms est que les jeunes artistes issus de l’immigration maghrébine en France occupent désormais une place réelle dans la génération montante de la scène hexagonale.

Qu’en est-il de la part des femmes dans l’Artindex ? On observe que, en 2011, 22 d’entre elles apparaissent dans le classement des 100 artistes français les plus en vue, les trois premières étant, sans surprise – on peut y voir encore un indice de la pertinence de la méthode retenue et de l’indicateur construit – Sophie Calle (4e), Annette Messager (8e) et Dominique Gonzalez-Foerster (11e). Les femmes créatrices sont donc très nettement minoritaires dans le monde de l’art contemporain le plus en vue, mais pas moins dans le monde entier (23 femmes sur les 100 premiers artistes).

Les données de l’Artindex permettent d’étudier également dans quel cadre les artistes français sont montrés en France et internationalement.
Notons tout d’abord que quasiment tous les artistes qui occupent des places de choix dans le palmarès français bénéficient d’un fort soutien de la part des pouvoirs publics. C’est comme s’il était impossible pour un artiste français de réussir sans obtenir cet appui préalable qui permet d’être vu en France, mais aussi à l’étranger, à travers différents dispositifs de soutien comme celui de l’Institut français. Et, les deux sont liés, on constate un poids écrasant des artistes pratiquant l’installation et/ou dont la démarche est très conceptuelle ; on a, à l’inverse, des difficultés à trouver des peintres, ce qui n’est pas le cas parmi les artistes qui figurent en tête du classement mondial.
Le choix du médium et l’appui de l’institution peuvent expliquer la fragilité de ces artistes sur le marché des enchères, car, si ce n’est aux institutions publiques ou à quelques collectionneurs dont la visée est muséale, leurs œuvres sont difficiles à vendre.

Les chiffres du marché des enchères sont, en effet, cruels pour les artistes français les plus consacrés. Si la moyenne des produits de ventes 2010-2011 des 100 artistes internationaux s’élève à 2,9 millions d’euros (chiffres Artprice, hors frais et hors taxes), le produit de vente moyen des 100 premiers artistes français de l’Artindex s’élève à… 10 fois moins (263 500 euros). Les Français situés dans l’Artindex Monde se situent… très loin de leurs « rivaux » étrangers : 734 000 euros (CA juillet 2010-juin 2011) pour François Morellet, 376 000 euros pour Daniel Buren, 308 000 pour Christian Boltanski, 56 000 euros pour Sophie Calle (contre près de 90 millions d’euros pour le « dieu » Gerhard Richter, ou même Jeff Koons [30 millions], Richard Prince [18 millions] et Damien Hirst [14 millions]). Le moins que l’on puisse dire est que les artistes français en vue, tout en étant très reconnus, semblent bien davantage prisés par les institutions qui les soutiennent que par le marché, alors que leur âge devrait les voir très actifs sur le marché des enchères depuis longtemps. Nos artistes consacrés ne sont pas encore sur le second marché, et, pour l’instant, il n’existe pas de facteur objectif qui permette de l’envisager, du moins pour des montants à la hauteur de leur réputation ; cela fragilise leurs positions dans la mesure où la valeur de l’art se construit à l’articulation du marché et du musée, comme l’ont montré les travaux de la sociologue Raymonde Moulin.

Précisons toutefois que nous ne disposons pas des chiffres de ventes en galeries, lesquels refléteraient de façon plus complète le marché des artistes, en particulier des plus jeunes.
Il existe, par ailleurs, un hiatus surprenant propre aux artistes français, puisque les artistes les plus chers, dégageant les produits les plus élevés en ventes aux enchères, sont beaucoup moins bien classés dans l’Artindex. On peut ici comparer les données Artprice des produits de vente des artistes français pour 2011 : Boltanski, 425 000 euros ; Buren, 202 000 euros ; Sophie Calle, 186 000 euros et François Morellet, 726 000 euros (les 4 premiers du classement), mais 8,4 millions d’euros de ventes pour Pierre Soulages qui n’est que 21e ; 1,4 million d’euros pour Bernar Venet, 23e ; 7,8 millions d’euros pour Martial Raysse, 39e ; 703 000 euros pour Pierre et Gilles, 54es ; 862 000 euros pour Robert Combas, 74e ; 367 000 euros pour Jules de Balincourt, 117e, surtout célèbre en France pour sa cote en ventes aux enchères, et 2,7 millions pour Georges Mathieu, 131e. On voit donc assez clairement deux groupes d’artistes, les uns très orientés institution et qui ne peuvent même vivre, pour certains d’entre eux, que par des achats et autres formes de soutien public, et d’autres qui bénéficient d’un marché privé.

Des galeries et des artistes
Où peut-on voir les artistes français ? Les données Artfacts (non publiées ici) permettent de répondre à cette question. Il existe des différences considérables entre artistes français en ce qui concerne les expositions en galerie ou dans des institutions. Ainsi les expositions en galerie sont-elles comparativement très peu nombreuses par rapport à celles organisées par des institutions pour Boltanski (14 %), Huyghe (13 %), Parreno (17 %), Messager (13 %), Lavier (20 %), Gonzalez-Foerster (17 %) ; Jean-Marc Bustamante atteint 38 %, François Morellet et Jacques Villeglé présentent un profil encore plus équilibré entre l’institution et le marché (47 % et 48 %), tandis que Bernar Venet atteint 58 %.
Si l’on considère les artistes français les plus en vue, que peut-on dire des galeries qui les représentent ? Les trois premiers du classement sont représentés – sans surprise – par deux des plus importantes galeries parisiennes : la franco-américaine Marian Goodman pour Christian Boltanski et Pierre Huyghe, Kamel Mennour (Paris) pour Daniel Buren. Les vingt premiers artistes de l’Artindex se partagent entre les galeries Marian Goodman, Emmanuel Perrotin et Kamel Mennour (3 artistes chacun dont un partagé avec Aline Vidal pour Kamel Mennour) et 9 autres galeries d’importance très inégale, et avec un artiste chacun : à Paris Thaddaeus Roppac, Yvon Lambert, Jérôme de Noirmont, Air de Paris, Laurent Godin, Bugada & Cargnel ; à Berlin Mehdi Chouakri et Esther Shipper ; à Otegem (Belgique) Deweer Art. Notons également que la galerie Chantal Crousel représente un nombre important d’artistes français en vue, mais situés un peu plus bas dans le classement. Les artistes les plus en vue se concentrent dans un nombre de galeries limité en raison de différences de pouvoir de certification des artistes français (ou de différences de capacité à attirer des artistes français déjà reconnus…).

Les expositions des dix premiers artistes français du palmarès sont pour 73 % d’entre elles réalisées à l’étranger, celles des 50 premiers le sont pour 70 %, celles des 100 premiers pour 63 % seulement. Si, parmi les artistes français les plus reconnus, Boltanski, Huyghe, Buren, Calle, Parreno, Messager ou Gonzalez-Foerster se situent aux alentours de 80 % d’expositions réalisées à l’étranger, d’autres artistes apparaissent très en retrait et sont beaucoup plus visibles en France qu’à l’étranger : ainsi de François Morellet (66 % d’expositions à l’étranger), mais aussi de Xavier Veilhan et Fabrice Hyber (61 % chacun), Mathieu Mercier (57 %), Claude Closky (56 %), Bertrand Lavier (49 % seulement), ou encore Claude Lévêque et Alain Séchas (40 % seulement pour chacun d’eux). Le cas de Claude Lévêque peut surprendre, dans la mesure où il avait été choisi, voici trois ans, pour représenter la France à la Biennale de Venise ; son travail a donc bénéficié alors d’une exposition internationale extrêmement forte, laquelle n’a toutefois pas entraîné la visibilité accrue à l’étranger que l’on aurait pu en attendre.
L’Artindex permet bel et bien d’éclairer sous un jour nouveau, en faisant apparaître certaines spécificités voire certaines faiblesses, les formes d’accès à la reconnaissance propres aux artistes français.

Légende photo

Annette Messager Motion/Emotion (2012) - Vue de l'exposition « La Triennale, Intense Proxité » Palais de Tokyo - © photo Ludosane

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°371 du 8 juin 2012, avec le titre suivant : Ce que révèle l’Artindex France

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