L’ACTUALITÉ VUE PAR

Carsten Höller, artiste

« Proposer quelque chose d’unique au monde »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 15 février 2011 - 1469 mots

L’artiste Carsten Höller confronte les œuvres d’artistes congolais et japonais au Magasin, à Grenoble.

Né à Bruxelles en 1961, l’artiste allemand Carsten Höller a suivi une formation d’entomologiste. Depuis le milieu des années 1990, il participe régulièrement aux grands rendez-vous de l’art contemporain que sont la Biennale de Venise ou la Documenta de Cassel. Après avoir exposé, jusqu’au 6 février, à la Hamburger Bahnhof à Berlin, il présente actuellement, au Magasin de Grenoble (1), une exposition réalisée à partir des collections d’art congolais et japonais de Jean Pigozzi (lire le JdA no 332, 8 octobre 2010). Carsten Höller commente l’actualité.

Comment est né ce projet d’exposition réunissant des artistes du Congo et du Japon ?

Dans mon travail, j’ai un intérêt pour les doubles expositions. J’ai conçu, à Marseille en 2004, une manifestation avec mes propres pièces où j’ai montré mes œuvres en double, manifestation qui a été présentée en deux temps. J’ai monté ensuite d’autres projets qui vont dans le même sens. Pour Grenoble, Jean Pigozzi m’a demandé si j’étais intéressé à montrer sa collection africaine. J’étais hésitant car je ne suis pas curateur. Puis il m’a dit qu’il avait aussi commencé à collectionner des artistes japonais et qu’il en avait 350 pièces. Je lui ai répondu que cela m’intéressait beaucoup, parce que je pouvais concevoir quelque chose qui aille dans la même direction que le Double club, ce bar-restaurant-discothèque que j’ai imaginé à Londres (2) et où l’on avait un côté congolais et un côté occidental.

Avez-vous un rapport privilégié avec le Congo ?
J’ai choisi, pour Grenoble, des artistes de la République démocratique du Congo parce que j’aime bien leur travail. Je suis allé dix fois à Kinshasa, et je connais bien la ville. À Londres, le projet était lié à la musique. Je suis un grand amateur de musique congolaise. C’est une musique fantastique, pas très connue en Europe, et en France encore moins qu’ailleurs. L’idée, comme à Grenoble, était de proposer une juxtaposition de deux expressions culturelles différentes et d’essayer toute forme de mélange. Quand on discutait avec quelqu’un, l’arrière-plan de ce qu’il voyait était totalement différent de celui que l’on voyait soi-même. Je voulais introduire une certaine forme de schizophrénie. Je propose, au Magasin, une expérience qui va au-delà d’une exposition conventionnelle avec des pièces bien accrochées sur des murs bien blancs. 

Vous y avez conçu un accrochage par format pour que toutes les œuvres s’emboîtent les unes avec les autres. Quel en est le principe ?
Nous avons appliqué une certaine logique. Nous avons regroupé toutes les œuvres de chaque artiste. Entre chaque œuvre, il y a 5 cm verticalement et horizontalement. Entre deux artistes différents, nous avons mis 20 cm horizontalement et 11 cm verticalement. C’est un système que nous avons appliqué à la fois aux Congolais et aux Japonais. 

Comment avez-vous sélectionné les œuvres ? 
J’ai essayé que chaque artiste soit représenté de façon identique et que les œuvres aillent bien ensemble pour créer une sorte de tapis. Il ne fallait pas qu’un artiste soit surreprésenté. J’ai des préférences, j’aime certains beaucoup plus que d’autres, mais même les pièces moins bonnes sont importantes, parce qu’elles fonctionnent comme une sorte de colle pour former cette nécessaire densité. 

Ces pièces sont accrochées tellement proches les unes des autres qu’elles se tuent un peu entre elles. Cela ne vous a-t-il pas gêné ?
 Elles se tuent ou s’aplanissent. Tout ceci est lié à mon expérience des expositions de groupe. Dans les biennales, les artistes sont présentés les uns après les autres. En fait, cela ne marche pas comme cela dans la tête. Quand on regarde une œuvre, on ne peut oublier l’expérience esthétique que l’on vient de vivre, tout comme est importante celle que l’on aura ensuite. Au lieu de se mentir à soi-même, on met tout cela en évidence ici, dans cette exposition de groupe. 

Concevez-vous cette exposition comme une œuvre à part entière ?
Oui. Elle fonctionne de façon double sur plusieurs niveaux. Naturellement, ce sont le Congo et le Japon, mais c’est aussi le collectionneur qui me donne ses œuvres pour que moi, artiste, je puisse faire une pièce. Il y a aussi un intérieur et un extérieur, une démarche architecturale.

Souhaitez-vous faire vivre une expérience au visiteur ?
Je ne veux pas que cela se résume à visiter une exposition comme d’habitude, mais que cela devienne aussi une expérience physique. C’est quelque chose que l’on retrouve dans mon travail. Ici, le parcours se resserre tellement au milieu que l’on pourrait lier les deux pans de l’exposition mentalement. La proposition serait de regarder d’un œil le Japon et de l’autre le Congo, comme ces oiseaux qui ont des yeux de chaque côté de la tête. Pour brouiller encore plus, nous avons diffusé sur grand écran, pendant le vernissage, un groupe japonais, Yoka Choc, qui joue de la musique congolaise. C’est un autre essai de fusion mais cela ne marche pas vraiment. Cela reste visuellement japonais, même si acoustiquement c’est très congolais.

Votre actualité, c’est aussi l’exposition de la Hamburger Bahnhof à Berlin, l’une de vos plus grandes jusqu’à aujourd’hui et qui vient de s’achever. Ici encore, vous avez joué sur cette question du double.
Oui, dans cette exposition, il y a aussi un côté double, dans le sens où l’exposition était symétrique ; il y avait une division au milieu. Chaque côté était presque identique, mais un seul facteur seulement variait. Nous avons donné à manger de l’amanite tue-mouche à des rennes seulement d’un côté. C’est assez scientifique, car nous essayons de retrouver le Soma, une substance du peuple Vedic. On en parle depuis 5 000 ans. Apparemment, ce peuple a trouvé quelque chose d’incroyable parce qu’il en parle tout le temps dans ses chants. Pour lui, c’était un chemin vers Dieu. Mais ils ne disent pas vraiment ce qu’est cette substance. Seuls les prêtres et les dirigeants en prenaient. Nous essayons de retrouver le Soma. L’hypothèse, c’est que cela pourrait être ce champignon donné aux rennes et qui passe à travers l’animal. On récupère l’urine qui pourrait être la base du Soma. On sait que les substances psycho-actives du champignon se retrouvent dans l’urine. Des chamans de Sibérie consomment leur propre urine après avoir pris des champignons. Les substances y sont très concentrées. J’ai essayé ce champignon : le goût est affreux et l’on se sent très mal ! On tombe ensuite dans un coma, mais après, on sent parfois quelque chose. Je l’ai fait six fois, documenté par des vidéos. Une fois, j’ai été capable de chanter avec deux voix en même temps, alors que je ne sais pas du tout chanter ! À Berlin, nous avons testé l’urine des rennes sur des canaris, des souris et des mouches. Les visiteurs pouvaient aussi dormir dans l’exposition et tenter de boire l’urine des rennes… 

L’amanite tue-mouche est aussi devenue un motif dans votre travail, avec ces sculptures que vous présentez régulièrement, comme l’été dernier à Monaco.
Tout est lié à cette idée du Soma. Il n’est pas forcément nécessaire de savoir qu’il y a cette théorie derrière. Ce champignon est pour moi un symbole qui existe dans notre culture, un symbole de bonheur, mais un symbole vide, qui n’a plus d’importance. Dans un temps préhistorique, les débuts de la culture ont peut-être été liés à la consommation de substances psycho-actives, qui permettent d’accéder à un autre monde. À mon avis, le Père Noël est comme une amanite tue-mouche qui va dans le ciel avec ses rennes. Tout cela date d’avant la christianisation. Les chrétiens n’ont pas réussi à l’éliminer et ils ont essayé de l’intégrer dans leur culture. L’idée serait de penser que, peut-être aujourd’hui, ces expériences persistent résiduellement dans notre culture, mais qu’il existe aussi d’autres possibilités auxquelles nous n’avons jamais pensé. Nous sommes en train de développer des chemins assez bien tracés, mais il en existe peut-être un autre dont nous n’avons pas encore trouvé le début. C’est très stimulant.

Vos expositions sont en somme de véritables laboratoires.
L’expérience personnelle, physique, aide beaucoup. En tant qu’artiste, je ne peux pas expliquer le monde, je n’ai pas cette prétention. Mais je peux proposer quelque chose d’unique au monde, comme l’expérience de cette exposition « Japancongo ». On peut s’exposer, comme un film est exposé à la lumière, pour voir ce que cela donne. Pour moi aussi, tout cela est nouveau. On participe dans ce sens-là. 

Une exposition vous a-t-elle marqué récemment ?
J’ai vu, le 9 février, l’exposition de Mike Kelley chez Gagosian à Los Angeles que j’ai beaucoup aimée. Cette exposition me parle, me chatouille la cervelle…
 

(1)« Japancongo », jusqu’au 24 avril, Magasin, 155, cours Berriat, 38000 Grenoble, tél. 04 76 21 95 84, www.magasin-cnac.org tlj sauf lundi 14h-19h.

(2) Ce lieu a été ouvert du 21 novembre 2008 au 12 juillet 2009 et financé par la Fondation Prada.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°341 du 18 février 2011, avec le titre suivant : Carsten Höller, artiste

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