Au fil des canaux

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 7 juillet 2006 - 978 mots

La navigation commerciale sur voie d’eau a cédé la place à un tourisme fluvial, atout indéniable pour la conservation de ce patrimoine complexe. Mais il reste encore beaucoup à faire pour préserver ces canaux .

Depuis le début du XVIIe siècle, les canaux ont progressivement façonné la physionomie du paysage national. Du Nord au Midi, à l’exception des régions centrales et montagneuses, le territoire a été redessiné par des voies d’eau qui offraient un maillage du territoire complémentaire aux grands fleuves navigables, pour la circulation commerciale des produits pondéreux, mais aussi pour l’approvisionnement de provinces reculées. Les grands noms de l’ingénierie civile furent alors associés à la construction des ouvrages d’art jalonnant ces kilomètres de canaux : Vauban, Riquet – génial concepteur qui permit l’ouverture du canal du Midi, reliant la Garonne à la Méditerranée –, Gustave Eiffel ou encore Le Corbusier, auteur en Alsace d’un poste de commande sur le canal du Rhône au Rhin. Pour faire face à la concurrence du rail, une politique de modernisation est initiée à la fin du XIXe siècle par Charles de Freycinet, ministre des Travaux publics, et promoteur de l’adoption d’un plus grand gabarit, propice à la circulation des péniches flamandes à fort tirant d’eau. « Le sommet de l’usage du réseau a été atteint dans les années 1950, explique l’historien Pierre Pinon. Mais après, la France a vécu sur ses acquis et le phénomène d’obsolescence a rendu son retard irrattrapable. » Désormais, les canaux à petit gabarit, qui continuent à être utilisés pour l’irrigation des terres agricoles ou l’alimentation en eau des villes, ne sont plus empruntés pour la navigation commerciale.

Protections insuffisantes
Il a donc fallu trouver une nouvelle affectation à ces milliers de kilomètres de voies d’eau dont l’entretien est complexe et onéreux. À l’exemple des Anglais qui ont rapidement utilisé leurs canaux pour la plaisance, le tourisme est devenu une nouvelle planche de salut. Mais celui-ci demeure cher – il concerne à 70 % une clientèle étrangère à fort pouvoir d’achat – et ne peut résoudre tous les problèmes liés à la gestion de ce gigantesque réseau, notamment en termes de coût. Au-delà des ouvrages d’art, c’est en effet tout le système d’alimentation en eau qu’il faut entretenir, dans le respect des normes de sécurité.
Faute d’études sur le sujet et de recension précise de tout ce que constitue cet ensemble – kilomètres de berges, chemins de halage, mais aussi ponts canaux, tunnels, maisons éclusières ou barrages… –, le fluvial n’est entré que très récemment dans la sphère patrimoniale. « Dans les années 1980-1990, l’idée fantasque de moderniser le réseau, avec un siècle de retard, afin d’augmenter le tonnage, a provoqué la mise au carré de nombreuses écluses, dont certaines dataient du XVIIe siècle. Tout cela pour attirer des bateaux qui ne sont jamais venus », déplore Pierre Pinon. En 1996, l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco du canal du Midi a permis de préserver ce chef-d’œuvre d’aménagements dévastateurs. Mais aujourd’hui encore, moins de 10 % des ouvrages d’art, datant pour les plus anciens du XVIe siècle, sont protégés, et malgré cela, leurs réparations sont souvent exécutées a minima, sans recourir aux précautions liées aux monuments historiques.
Par ailleurs, ces protections ne prennent nullement en compte la dimension paysagère des voies d’eau. « Les canaux doivent être considérés dans leur longueur, comme une succession de paysages, précise le photographe Pascal Lemaître. Les ouvrages d’art ne sont pas forcément somptueux, mais ces voies d’eau génèrent une ambiance particulière, un grand calme qui est très dépaysant. Il s’agit d’un paysage auquel les gens sont très attachés. » Certaines berges révèlent pourtant déjà leur manque d’entretien, alors que disparaissent des alignements d’arbres sur les chemins de halage pour des questions présumées de sécurité. Géré par les Voies navigables de France (VNF), à qui le ministère des Transports, de l’Équipement, du Tourisme et de la Mer a transmis cette charge de 6 700 km et 80 000 hectares en 1991, le domaine public fluvial de l’État est aussi l’un des enjeux de la décentralisation. La loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages prévoit que les régions candidates pourront obtenir le transfert de propriété des voies à petit gabarit, VNF conservant sous sa tutelle les seules voies commerciales. Si certains canaux sont décentralisés depuis les années 1980 – notamment en Bretagne, Picardie et Pays de la Loire –, aucune collectivité ne s’est à ce jour manifestée. Les canaux ne sont en effet guère la priorité de Régions qui doivent assumer un panel de nouvelles compétences, et les coûts inhérents à leur entretien – la seule gestion du canal de Bourgogne relève de 200 fonctionnaires d’État – tendent à modérer les enthousiasmes. Pour sa part, VNF mise sur le grand gabarit avec la création d’une nouvelle voie entre la Seine et le bassin de l’Escaut, en promouvant la qualité architecturale et l’intégration paysagère.
Comme pour un certain nombre de monuments historiques, l’avenir du patrimoine fluvial dépend désormais des politiques régionales. Un grand pan de l’histoire de l’aménagement du territoire et du génie hydraulique pourrait ainsi à terme être menacé, à moins que le tourisme fluvial ne se démocratise et que cet atout du développement local ne séduise les élus locaux. En prenant garde à un tourisme de masse qui générerait une usure de l’objet…

À lire : - Pierre Pinon, Patrimoine fluvial, canaux et rivières navigables, photos de Pascal Lemaître, éd. Scala, 255 p., 42 euros, ISBN 2 86656 352 2. À visiter : - Cap Canal, Centre d’interprétation du canal de Bourgogne, port de plaisance, route de Saulieu, 21320 Pouilly-en-Auxois, tél. 03 80 90 67 20. - Musée de la batellerie, place Jules-Gévelot, 78700 Conflans-Sainte-Honorine, tél. 01 34 39 50. - Musée de la marine de la Loire, 1, place Aristide-Briand, 45110 Châteauneuf-sur-Loire, tél. 03 38 46 84 46.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°241 du 7 juillet 2006, avec le titre suivant : Au fil des canaux

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