Collection - Politique culturelle

Voyages à risques, pour trésors fragiles

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 27 octobre 2025 - 1471 mots

Transporter un chef-d’œuvre est une opération délicate. Nombre d’œuvres françaises sont d’ailleurs frappées d’interdiction de voyager en raison de leur fragilité. Mais au cours du XXe siècle – et aujourd’hui encore –, les trésors nationaux ont dû subir des déplacements à risques, le plus souvent pour des raisons de diplomatie culturelle. Passage en revue des cas les plus remarqués.

C’est ce que l’on appelle une levée de boucliers. L’annonce du président de la République de prêter la fameuse Tapisserie de Bayeux à l’Angleterre a suscité un véritable tollé dans le Landerneau muséal qui dénonce un projet autoritaire mettant en danger une œuvre déjà fragile. De l’autre côté de la Manche, l’idée a au contraire été accueillie avec ferveur puisque la broderie millénaire représente la conquête de l’Angleterre par le duc de Normandie, en 1066 : tout un symbole. Présenter chez nos anciens ennemis héréditaires ce monument historique, jamais prêté à quiconque, est en effet un geste d’amitié lourd de sens. Une « instrumentalisation diplomatique » s’insurgent les détracteurs qui s’indignent d’un énième fait du prince. Ce n’est en effet pas la première fois qu’une icône devient malgré elle une ambassadrice de luxe, au cœur d’un bras de fer entre politiques et experts.

Soft power

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est simple : pour admirer un chef-d’œuvre, il faut aller là où il est conservé. Mais avec l’essor des transports, tout change, et le prêt d’œuvres emblématiques à de grandes expositions à l’international devient un outil primordial du soft power. La culture est alors de plus en plus mise à contribution dans la géopolitique. En marge des expositions classiques, se développent ainsi des expositions itinérantes visant à faire rayonner la culture d’un pays. Elles engendrent des projets mémorables, absolument impossibles à refaire aujourd’hui, à l’instar de « L’art italien 1200-1900 » en 1930, à Londres. Une exposition fleuve voulue par Mussolini en personne qui réunit la crème de la crème. Déjà à l’époque, et malgré la figure despotique que représente le Duce, des voix dissonantes se font entendre sur le coût, mais surtout sur le danger de faire voyager ces fleurons inestimables. L’histoire a donné raison aux cassandres car le navire qui transportait, entre autres, Da Vinci, Botticelli et Donatello, a failli sombrer à cause d’une tempête dantesque. C’est d’ailleurs de cet épisode que date la pratique de répartir les œuvres dans différents convois pour limiter les dégâts en cas d’accident. Ces expositions d’art national remportent un immense succès jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, puis cèdent la place dans les années 1960 à des projets centrés sur l’ostentation d’un chef-d’œuvre. Sur fond de guerre froide et de compétition sur le terrain artistique, la France du général de Gaulle est particulièrement proactive dans ce registre. Son bras droit, André Malraux, en fait même un fer de lance de sa politique, et récolte de régulières broncas des conservateurs.

Vénus déchaîne les foules

En 1964, quelques mois avant les Jeux olympiques de Tokyo, la Vénus de Milo quitte la France pour la première fois. Direction le Musée d’Ueno, puis celui de Kyoto. En deux mois et demi, elle attire 1,7 million de personnes ; une affluence record générant d’interminables files d’attente. Des témoins racontent d’ailleurs que la marée humaine à l’intérieur des musées est si compacte qu’elle provoque des gouttes de condensation sur la statue ! À l’origine, l’idée est de rendre hommage à la Grèce antique, comme c’est traditionnellement le cas lors des JO mais, en réalité, cette opération se mue en exaltation de la France. Un drapeau tricolore est installé dans la salle tandis que les rues alentour sont pavoisées en bleu, blanc, rouge. Malraux toujours en verve se félicite devant l’Assemblée nationale : « Il est peut-être fâcheux d’envoyer la Vénus de Milo à Tokyo, mais, après tout, si nous avons eu une médaille d’or le dernier jour des Jeux, nous avons sûrement eu une médaille de diamant pendant quatre mois, parce qu’il y a tout de même eu 4 millions de Japonais pour aller voir le drapeau français. » Fâcheux, c’est le moins que l’on puisse dire, car ce déplacement opéré contre le gré du Musée du Louvre a fait souffrir l’œuvre qui a été endommagée et a dû être restaurée au Japon par des marbriers dépêchés en urgence pour reprendre ses joints en plâtre. Une avarie qui a heureusement entériné l’idée que la belle ne devait plus bouger.

La Liberté fait le tour du monde

Les scientifiques obtiennent parfois gain de cause dans ces duels inégalitaires. En 2014, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, veut envoyer en Chine La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix afin de commémorer le cinquantenaire de la reconnaissance de la République populaire. Le Louvre s’y oppose vigoureusement car la toile est trop fragile. Son ministère de tutelle se range judicieusement à ses arguments, tout comme François Hollande qui a le devoir de trancher en dernière instance. Mais le tableau n’a pas toujours eu autant de chance, alors même que depuis 1958, il est frappé d’une limitation absolue de déplacements, de décrochage et d’accrochage, et d’une recommandation d’interdiction de prêt. Ces préconisations n’ont pas empêché les multiples pérégrinations de cette immense toile présentant des altérations dès l’époque de Delacroix. La Liberté… a ainsi visité les États-Unis, Strasbourg, mais aussi Lens. Son expédition la plus rocambolesque demeure son séjour au Japon. En 1999, pour clore l’année France-Japon, Jacques Chirac décide unilatéralement d’y envoyer ce fabuleux émissaire. Ce n’est pas une mince affaire car l’œuvre mesure 2,60 m sur 3,25 et nécessite un moyen de transport à sa démesure. Elle prend ainsi place à bord du Beluga, le supercargo d’Airbus conçu pour transporter les pièces détachées d’avions d’une usine à une autre. Un problème cependant : sa soute n’est pas pressurisée, ni climatisée, ce qui met en danger la peinture. Qu’à cela ne tienne : on lui aménage un caisson, sur le modèle de ceux utilisés pour la plongée sous-marine, limitant les vibrations et les variations climatiques, et on dote la carlingue de radiateurs géants. Fiers de ce tour de force, les organisateurs du transport floquent le fuselage d’une gigantesque reproduction du tableau. Or l’avion qui a une autonomie en carburant réduite doit faire escale au Bahreïn et en Inde, deux pays où il est impossible d’exhiber les seins colossaux de Marianne. Afin d’éviter tout incident diplomatique, la poitrine de la révolutionnaire est donc dissimulée au moyen d’énormes bandes adhésives, lors de ces arrêts techniques.

Monna voyage en première

Au palmarès des œuvres les plus convoitées, c’est évidemment le tableau le plus célèbre du monde qui décroche le record des voyages diplomatiques polémiques. En 1962, Malraux décide d’envoyer La Joconde aux États-Unis pour réchauffer les relations franco-américaines mises à mal et redorer le blason de l’Hexagone. Le ministre des Affaires culturelles n’imagine absolument pas le tollé qu’il va déclencher auprès des conservateurs du Louvre, dont plusieurs mettent même leur démission dans la balance, ni la réaction hostile de l’opinion publique. Malgré le rapport alarmiste du Laboratoire des musées de France, il s’entête et escorte l’ambassadrice de charme dans des conditions dignes d’un chef d’État. Les scientifiques n’ayant pu empêcher ce transport tentent de garantir au mieux sa sécurité en imaginant un coffre-fort isotherme et insubmersible. Ce caisson embarque solennellement à bord du célèbre paquebot France, en première classe, surveillée par une escorte armée. Une fois arrivée à bon port, elle poursuit son trajet dans un camion blindé et climatisé, encadré par les services secrets. Sa présentation est un triomphe, John Fitzgerald Kennedy remercie la France, « la plus grande puissance artistique du monde », tandis que Malraux se lance dans un discours lyrique dont il a le secret. L’écrivain tacle les « esprits chagrins » qui ont exagéré « les risques encourus par ce tableau ». Avant de relativiser ces périls, dérisoires, en comparaison de ceux « pris par les gars qui débarquèrent un jour à Arromanches ». Malgré l’indignation suscitée par cette expédition, Monna Lisa reprend la route en 1974. Direction cette fois le Japon, où elle est accueillie telle une rock star avec plus de 1,5 million de personnes se pressant derrière son dispositif pare-balles. Mais elle est prise en otage lors du vol retour… L’avion qui la ramène à Paris est en effet contraint par l’URSS de faire escale à Moscou en vue d’une exposition surprise, et forcée, au Musée Pouchkine. Les Soviétiques en froid avec le Japon n’apprécient guère ce prêt hautement symbolique et font pression en bloquant son couloir aérien. Un mois plus tard, elle regagne le Louvre au grand soulagement des conservateurs qui la dotent d’une vitre de protection et qui décrètent qu’elle ne peut plus bouger. Pour l’heure, cet avis a été respecté puisque les différentes demandes ont toujours reçu une fin de non-recevoir. Y compris la sympathique mobilisation des supporteurs du RC Lens qui, en 2018, l’invitaient à venir leur rendre visite par le biais inattendu d’un immense « tifo » reproduisant le célèbre portrait.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°790 du 1 novembre 2025, avec le titre suivant : Voyages à risques, pour trésors fragiles

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