Société

Vienne 1900

En attendant l’apocalypse

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 octobre 2005 - 772 mots

VIENNE / AUTRICHE

La Vienne de Klimt, Moser, Kokoschka et Schiele est celle de toutes les contradictions et de toutes les ardeurs, celle qui compose une modernité flamboyante sur le terreau d’un ferme conservatisme. À la recherche de formes propres, le nouveau siècle viennois assiste, désarmé et insouciant, à la défaite irréversible de son ordre social et politique. Et c’est à la culture qu’il revient d’incarner la nouvelle identité de la société autrichienne.

Dans son roman psychologique paru en 1908, Vienne au crépuscule, Arthur Schnitzler dresse le portrait nostalgique et lucide d’une ville abandonnée à ses contradictions, ses fastes et ses illusions, une ville dont l’indolence et la légèreté la font glisser hors du monde et ignorer la marche de l’histoire.
« La situation est désespérée, mais pas grave ! », a-t-on coutume d’ironiser alors. Cette « nonchalance bon enfant » dont parle Freud pour caractériser l’esprit viennois, ce mélange aiguisé d’insouciance et de désenchantement est celui d’une société qui subit – des années 1870 à la chute de l’empire en 1918 – de profondes transformations, écartelée entre modernisme enthousiaste et conservatisme écrasant.

Le Ring : ligne de démarcation sociale et vitrine de l’Empire
Mais avant que d’incarner le berceau de la culture moderne au tournant du siècle, la capitale de l’Empire austro-hongrois s’est offert le visage d’une cité moderne et européenne en absorbant ses communes attenantes. La petite ville devient métropole. Elle se dote dès les années 1860 d’un boulevard circulaire – le Ring – une artère ourlée de tilleuls, de platanes, de bâtiments officiels et d’hôtels particuliers opulents, pour laquelle fut sollicité ce que l’Empire comptait de mieux en matière d’architectes et d’artistes. Le chantier de la prestigieuse Ringstrasse est l’occasion pour cette puissante bourgeoisie industrielle de trouver un espace de représentation et de se mesurer à l’aristocratie. Le remodelage de la ville témoigne encore des efforts répétés de l’Empire austro-hongrois pour maintenir une hypothétique unité. La monarchie, devenue bicéphale depuis la révolution de 1848, est conduite par un François-Joseph de Habsbourg vieillissant, peu enclin aux réformes, et qui tente, tant bien que mal, de contenir les tensions ethniques et linguistiques secouant son empire plurinational. Autant de pressions internes accrues par de violentes inégalités sociales qui ouvrent la voie à d’ardents nationalismes sur fond d’antisémitisme latent et qui annoncent la dissolution de l’Empire.

Douceurs viennoises
Mais qu’importe. En attendant, la Vienne fin de siècle cultive gaiement la vie urbaine. « Il faut prendre congé du monde avant qu’il ne s’effondre », confesse alors Hugo von Hofmannsthal. La société viennoise s’étourdit, l’élite bourgeoise et aristocratique se grise en même temps qu’elle suspecte la chute de son propre monde. C’est l’époque des opérettes, des fameuses valses, des bals masqués et des fêtes impériales. On fréquente guinguettes et auberges dansantes, on flâne dans les jardins du Prater, on y canote devant un décor de faux palais vénitiens, on s’essaie à la grande roue et on s’attarde dans les cafés. De légendaires établissements, qui incarnent à eux seuls le temps dilaté et la douceur de vivre, font l’image de cette fin de siècle viennoise. On y lit la presse, on y discute, on y critique. Le jeune groupe littéraire du Jung Wien, qui compte en son sein Hofmannsthal, Schnitzler ou Hermann Bahr, se réunit autour des tables du Café Griensteidl (ill. 2) dans les années 1890, avant que les années 1900 ne lui offre la domination de la vie littéraire viennoise.

Autour de 1900 : les voies de l’introspection
En littérature comme en art, ce sont les voies obscures de l’introspection et de la psychologie qui s’imposent à la naissance du siècle. Après l’éclectisme de façade du siècle achevé, les allées inexpérimentées de la vérité intérieure sont à l’ordre du jour. Freud publie L’Interprétation des rêves en 1900. Les esthètes de la Sécession explorent les forces énigmatiques de l’individu dont on entreprend enfin la conquête. Une nouvelle compréhension de l’identité, du féminin, des pulsions sexuelles se dessine. Autant d’éléments qui signent un retrait hors du monde extérieur. Cette culture bouillonnante et repliée sur elle-même accueille la Sécession, comme les compositions de Malher, de Schönberg, de Berg et les bâtiments de Wagner et d’Hoffmann. Elle est encouragée sous toutes ses formes et se concentre alors aux mains de la haute bourgeoisie, des artistes, des journalistes et des intellectuels. L’Empire y voit lui-même une méthode permise pour assurer une forme d’unité, l’élite un moyen de dépasser symboliquement les nationalismes. L’esthétisme brillant du début de siècle, englobant tous les arts, s’affiche finalement comme un substitut distancié, capable de remplir une fonction politique, celle de la quête d’identité. Et alors même qu’il sombre, l’Empire connaît sa plus foisonnante période de créativité. Avant que le 12 novembre 1918 ne soit proclamée la petite République autrichienne.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°573 du 1 octobre 2005, avec le titre suivant : Vienne 1900

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