Monuments historiques

Une « tradition » d’entente

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 2 février 2011 - 764 mots

L’Autorité de la concurrence a mis à jour un système de partage entre entreprises
des appels d’offres des chantiers de restauration.

PARIS - S’il n’est que la partie émergée de l’iceberg, le rapport de 160 pages étayant la décision (11-D-02) prise par l’Autorité de la concurrence le 26 janvier a tout de la bombe à retardement. Quatorze entreprises leaders du secteur de la restauration des monuments historiques, parmi lesquelles des filiales d’Eiffage et Vinci – deux mécènes très courtisés par les institutions culturelles publiques –, viennent en effet d’être condamnées à verser un total de 9,8 millions d’euros pour pratiques anticoncurrentielles (1). Elles disposent d’un mois pour introduire un recours devant la cour d’appel. De 1997 à 2002, ces entreprises se seraient réparti les chantiers dans trois régions : Haute-Normandie, Basse-Normandie et Picardie. D’autres ententes ponctuelles auraient été mises à jour en Aquitaine, Bourgogne, Nord - Pas-de-Calais et Île-de-France. 

La méthode, apparemment mise en place de longue date – un chef d’entreprise aurait parlé de « tradition » – était assez classique. Les entreprises se partageaient les marchés lors de « tables rondes » en fonction de critères géographiques, de leurs habitudes de travailler sur un monument particulier ou de leur volume d’activité. Les offres étaient ensuite « mises en musique » avant le dépôt des candidatures. Des « offres de couverture » étaient par ailleurs conclues avec des entreprises sises dans d’autres régions afin de « faire nombre » et éviter d’attirer l’attention. Ces ententes auraient parfois été décidées « au cours de réunions de la cellule régionale du Groupement français des entreprises de restauration de monuments historiques » (GMH), principale fédération professionnelle du secteur.

Procédure disciplinaire
C’est une décision d’auto-saisie de l’Autorité de la concurrence, du ministère de l’Économie et des Finances ainsi que de l’entreprise GAR Rénovation Vieux Édifices, qui a permis de mettre ce coup de pied dans la fourmilière. Bruno Gainand, directeur technique de cette société de maçonnerie et de taille de pierre, se plaint alors d’être victime de dénigrement. « Le système était très simple, explique-t-il. Il consistait à m’adresser des coups de téléphone tardifs pour me proposer un chiffre d’affaires annuel, en échange de quoi je devais m’engager à proposer des offres de couverture sur des marchés qui ne m’intéressaient pas. Tout est parti de mon refus d’entrer dans le système. » Rapidement, l’affaire est reliée par l’Autorité de la concurrence à une procédure pénale, toujours pendante devant le tribunal de grande instance de Rouen, faisant suite à un signalement en mars 2001, par la direction régionale des Affaires culturelles (DRAC) de Haute-Normandie, d’une anomalie dans la procédure d’appels d’offres du chantier de la cathédrale de Rouen.

Le procureur, qui a ouvert une information judiciaire dès 2001, accepte la jonction des affaires et transmet alors ses éléments du dossier. Auditions, saisies et écoutes téléphoniques sont édifiantes. Si ce volet pénal de l’affaire n’a pas encore été jugé, la décision de l’Autorité de la concurrence – qui ne concerne que le volet concurrentiel du dossier – soulève un certain nombre d’interrogations quant à la responsabilité des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre.

Comment ces entreprises sont-elles entrées en possession des programmations annuelles de travaux établie par les DRAC ? Un rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles de décembre 2007 aurait fait apparaître la responsabilité d’un conservateur régional des monuments historiques. D’après le ministère de la Culture, celui-ci aurait depuis été blanchi de tout soupçon. Dans ses attendus, l’Autorité de la concurrence précise par ailleurs « ne pas être compétente pour connaître des comportements individuels des architectes en chef des Monuments historiques ». Et de préciser que cette « responsabilité peut être recherchée devant un juge pénal ou faire l’objet d’une procédure disciplinaire ».

Si elle est ancienne, cette affaire, dont l’épilogue est loin d’être écrit, jette une lumière crue sur l’opacité des pratiques. Après démantèlement des ententes, les prix des marchés auraient en effet baissé en moyenne de 20 %. Les parties lésées (État, collectivité et particuliers) peuvent désormais saisir les tribunaux pour réclamer réparation du préjudice. Mais ce créneau de spécialité étant très étroit, les entreprises sanctionnées continuent à travailler avec le ministère de la Culture. « Les seules mesures que nous pouvons prendre consistent à être plus vigilants sur les procédures d’appels d’offres », confesse-t-on à la direction générale des Patrimoines.   

(1) Les entreprises sanctionnées sont : Cazenave, Chevalier, Chanzy-Pardoux, M. Lefèvre, Georges Lanfry, Quélin, H. Chevalier Nord, Payeux Invest, TERH Monuments historiques, Faber SA, Pyramide (venant aux droits et obligations de Dagand), Charpentier PM, Pradeau & Morin, Pavy, Degaine, Nouvelle Bodin, Pateu & Robert, Coefficient.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°340 du 4 février 2011, avec le titre suivant : Une « tradition » d’entente

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