le choix du conservateur

Pierre Baptiste, conservateur au Musée national des arts asiatiques-Guimet

« L’épouse de Shiva a retrouvé son regard intemporel »

Le Journal des Arts

Le 9 juin 2006 - 710 mots

La collection khmère du Musée Guimet présente l’intérêt exceptionnel de constituer un ensemble raisonné. Ces sculptures ont été ramenées dans la seconde moitié du XIXe siècle dans l’espoir de susciter un intérêt pour un art alors méconnu, puis dans les années 1930 afin de combler les lacunes qu’une histoire de l’art alors réécrite mettait en avant.  Conservées à Paris, elles témoignent des travaux de leurs découvreurs et de leur volonté de les donner à voir au plus grand nombre. Chacune d’entre elles peut apparaître comme le fruit d’une histoire passionnante, au service de la connaissance du Cambodge ancien.
Parmi celles-ci, la divinité féminine du style de Preah Ko (dernier quart du IXe siècle), en partie conservée au Musée Guimet depuis 1936, a connu un destin particulier. C’est en 1935 que cette sculpture est découverte, à la faveur des travaux archéologiques que Maurice Glaize conduit, sous l’égide de l’École française d’Extrême-Orient, dans les ruines d’un vaste sanctuaire angkorien, le temple de Bakong (Cambodge). Abandonné depuis le XVe siècle au moins, saccagé, puis livré au chaos de la forêt, ce temple-montagne, une pyramide à cinq gradins, avait été consacré en 881 au bénéfice de Shiva par le roi Indravarman, au centre de la capitale de son royaume, Hariharâlaya. Au pied du temple, dans huit sanctuaires entourant la pyramide, étaient sans doute vénérées huit formes de Shiva, lequel est accompagné de chacune de ses épouses. Ce corps féminin faisait à l’évidence partie de cet ensemble. Majestueux et hiératique, en très bel état, mais non unique, il séduit Philippe Stern, alors conservateur au Musée Guimet, lors de son passage à Angkor en 1936. Sa mission consistait précisément à procéder à un « choix de pièces représentatives des grandes périodes de l’art khmer dont le Musée Guimet ne possédait pas l’équivalent et dont le transfert ne ferait pas défaut aux collections du Musée national de Phnom Penh ». Le sobre et élégant costume, constitué d’une pièce de vêtement nouée à la taille et marqué d’un pan médian plissé, illustre à merveille une grande période de l’art khmer dont le Musée Guimet ne possédait alors aucun exemple : le style de Preah Ko, correspondant précisément au règne d’Indravarman. Envoyée en France en 1936, cette sculpture acéphale entre dans les collections du Musée Guimet, où elle est exposée depuis 1938 dans la grande salle khmère du rez-de-chaussée.

Sourire altier
Entre-temps, les travaux archéologiques se poursuivent au Bakong, dont les vestiges livrent une abondante moisson de sculptures. Celles-ci rejoignent bientôt les salles du Musée national de Phnom Penh ou les étagères de la Conservation d’Angkor, à Siemreap. Outre de nombreux fragments, c’est dans ce dernier lieu que sera notamment conservée une tête, en fort bel état, que l’historien de l’art Jean Boisselier, à la suite de Philippe Stern, remarquera comme très caractéristique de ce style de Preah Ko. Offerte ensuite à l’ambassadeur des États-Unis d’Amérique, John Gunther Dean, alors qu’il était en poste au Cambodge, elle allait bientôt rejoindre la France, seconde patrie de ce diplomate dont l’épouse est française. C’est tout récemment que ces derniers firent part de leur désir d’offrir au Musée Guimet une pièce de leur collection, en signe de « coopération franco-américaine » et en souvenir de ces années où John Gunther Dean, occupant un poste important à Da Nang, avait été conduit à veiller sur la sécurité du célèbre Musée Cham… après que le même Philippe Stern se fut inquiété, à Paris, de l’avenir de ce musée fragile et s’en fut ouvert auprès de la Maison Blanche ! C’est tout naturellement que cette œuvre remarquable s’imposa : le Musée Guimet ne possédait aucune tête de ce style… et pour cause !
L’émotion fut donc grande quand il apparut que les deux fragments étaient ceux d’une même œuvre. Les plans de cassure, parfaitement jointifs, ne laissent planer aucun doute. Les deux pièces réunies constituent un des plus beaux exemples, conservés à ce jour, de statuaire féminine du règne d’Indravarman (dernier quart du IXe siècle). L’épouse de Shiva – si c’est bien d’elle dont il s’agit – a retrouvé son regard intemporel et son sourire altier, quelque peu hautain, mais ô combien majestueux !

Pierre Baptiste, conservateur au Musée Guimet, à Paris, présente une divinité féminine d’art khmer, dans le style de Preah Ko (circa 881).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°239 du 9 juin 2006, avec le titre suivant : Pierre Baptiste, conservateur au Musée national des arts asiatiques-Guimet

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