Patrimoine XXe siècle

Le front de la reconstruction

Le Journal des Arts

Le 3 novembre 2000 - 951 mots

Sur la ligne de front pendant quatre ans, la Picardie était sortie anéantie de la Première Guerre mondiale. Reconstruire villes et campagnes fut une entreprise sans précédent, plus ou moins occultée par les chantiers de l’après-1945. Initiative exemplaire, une série d’expositions organisées par divers musées et institutions de Picardie remet en lumière les enjeux de cette première reconstruction.

De la bataille de la Somme au Chemin des Dames, quatre ans de combats ont meurtri la Picardie laissant à l’issue du conflit une région dévastée : 97 600 bâtiments entièrement détruits, 46 000 gravement endommagés et 76 200 partiellement, 254 villages et petites villes anéantis, 850 détruits à plus de 50 %, 704 moins sévèrement touchés. Sur l’ensemble des fermes et des bâtiments privés qui subirent des dégâts pendant la Grande Guerre, un tiers se trouvait en Picardie. Dans ce contexte, la reconstruction constitue une opération sans précédent, de laquelle allait naître un nouveau paysage rural et urbain. À travers une série d’expositions consacrées à cette période clé de l’histoire locale et nationale, avec, à l’appui, la publication d’un remarquable catalogue, plusieurs musées et institutions de la région envisagent la reconstitution, comme on disait alors, dans ses aspects non seulement architecturaux mais aussi économiques, sociaux et moraux. Paradoxalement, cette expérience a été occultée par la seconde, qui avait vu la mise en œuvre des théories modernes par Perret et consorts. Pour la première fois se posent des problèmes qui seront de nouveau débattus en 1945. Ainsi que l’expose l’historienne Danièle Voldmann, “s’agissait-il de faire comme si la guerre n’avait pas eu lieu et de tout remettre scrupuleusement en l’état, ou de laisser partout présentes les traces désolées du conflit, ou encore de transformer un malheur en un bonheur et de profiter des destructions pour accomplir des transformations jugées utiles au redressement du pays et à sa modernisation ?” La réponse, on s’en doute, n’a pas été univoque. Face à la barbarie ennemie, la restauration de l’architecture régionale apparaît certes comme un devoir patriotique et participe de la défense de l’idéologie nationale. Mais, dans le domaine de l’habitat, l’introduction de nouveaux matériaux, l’amélioration du confort et de l’hygiène, l’appel à des équipes d’architectes extérieures à la région allaient naturellement modifier le visage architectural de la Picardie. Ignorant souvent la référence à la tradition locale, le style nouveau regarde vers le néogothique ou l’architecture de villégiature néo-normande, et introduit des matériaux rares auparavant comme la brique vernissée, les linteaux métalliques ou les colombages. En revanche, l’environnement urbain, à l’exception des abords des édifices publics, ou du nouveau plan d’aménagement d’Albert, dans la Somme, ne sera guère bouleversé par la reconstruction. Si les architectes s’étaient manifestés dès 1915, en publiant Comment reconstruire nos cités détruites, signé par trois d’entre eux, ils furent souvent écartés de la reconstitution des installations agricoles et industrielles. Dans les bâtiments de ce type, la brique demeure le matériau privilégié, alors que le béton armé n’est guère employé que par des grandes entreprises comme la nouvelle glacerie Saint-Gobain à Thourotte, dans l’Oise. Par ailleurs, d’imposantes cités ouvrières voient le jour à l’occasion de la reconstruction. Vitale pour le redressement économique d’une région exsangue, la reconstitution des capacités industrielles a naturellement été jugée prioritaire. Si elles constituaient un symbole identitaire fort, les églises durent patienter, les plus gros chantiers s’étalant entre 1927 et 1933. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’aménagement et le décor intérieurs de certaines d’entre elles restaient inachevés.
 
La loi du 17 avril 1919 subordonnant l’indemnisation intégrale à la “nécessaire reconstitution du monument dans sa forme et son caractère antérieurs à la guerre”, les églises classées furent le plus souvent réédifiées à l’identique, dans l’Aisne et dans l’Oise. Cette règle se plie toutefois aux circonstances matérielles : anéantie, celle de Mont-Notre-Dame (Aisne) sera presque totalement déclassée, tandis que Saint-Pierre de Roye (Somme) constitue un exemple unique de formule mixte conjuguant restitution à l’identique (chœur) et déclassement avec reconstruction dans un style contemporain (transept, nef, clocher). Quand il faut recréer, le gothique, associé par les modernes à un XIXe siècle honni, est supplanté par un “purisme néo-roman”, comme à l’église de Vendhuile (Aisne), œuvre de l’architecte Jacques Droz. Rare avant 1914, le béton armé fait aussi son apparition dans l’architecture sacrée. Dans la basilique de Saint-Quentin (Aisne), le béton est utilisé par Émile Brunet pour restituer les charpentes et consolider les maçonneries anciennes. Le cas de l’église d’Hangest-en-Santerre est symptomatique des réactions suscitées par ce nouveau matériau : le projet de Godefroy Teisseire, où le béton est masqué par un parement en pierre de taille et moellons sera préféré à celui de Charles Duval et d’Emmanuel Gonse, qui le laissait apparent. Au contraire, à Moreuil et à Saint-Pierre de Roye, Duval et Gonse, sous l’influence de l’église de Perret au Raincy, imposent leurs vues. Bien que nombre de ces lieux de culte aient récemment fait l’objet de mesures de protection, le patrimoine de la reconstruction reste pris en compte de manière fragmentaire, quand il n’est pas menacé, en raison de l’absence de règlement d’urbanisme dans de nombreuses communes. Des expositions peuvent aider à y remédier.

À voir :

- RECONSTRUCTIONS EN PICARDIE APRÈS 1918, jusqu’au 15 janvier :
- L’AISNE EN CHANTIER, Archives départementales, 28 rue Fernand Christ, 02000 Laon ville-basse.
- L’HÉRITAGE DE LA RECONSTRUCTION, Musée national de la coopération franco-américaine, 02300 Blérancourt.
- LES COULEURS DE LA RECONSTRUCTION, Musée de Soissons, 2 rue de la Congrégation, 02200 Soissons.
- NOYON, EFFACER LA GUERRE : La reconstruction urbaine, Musée du Noyonnais ; Vivre chez soi après la guerre, cloître de l’Hôtel-Dieu ; Le chantier de la cathédrale, cathédrale Notre-Dame.
- AUTOUR DE L’ŒUVRE D’ALBERT ROZE, Office culturel de la région d’Albert, Hôtel de Ville, place Émile-Leturq, 80300 Albert.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°114 du 3 novembre 2000, avec le titre suivant : Le front de la reconstruction

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