Archéologie

Joseph et Marie Hackin, vivre dangereusement

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 26 mai 2021 - 2121 mots

PARIS

Il y a vingt ans, les talibans détruisaient les bouddhas géants de Bamiyan. Dans une exposition, le Musée Guimet évoque la vie trépidante du couple d’archéologues qui étudièrent le site de Bamiyan pendant l’entre-deux-guerres, avant de donner leur vie pour la France libre.

Soudain, un nuage de poussière s’élève dans le bruit et la fureur. Les talibans, qui avaient pris Kaboul en 1996, ont pulvérisé les bouddhas géants qui dominaient la vallée de Bamiyan depuis le VIe siècle. C’était il y a vingt ans, au mois de mars 2001. « Les bouddhas sont morts comme des hommes, nous vivons comme des pierres », avait confié une femme hazara à la journaliste Florence Aubenas, en 2002. Vivons-nous aujourd’hui comme des pierres ? Peut-être. Au début du XXe siècle, deux archéologues, qui furent parmi les premiers à étudier ces bouddhas, Joseph et Marie Hackin, donnèrent en tout cas leur vie comme des hommes. Dans son exposition « Des images et hommes Bamiyan 20 ans après », le Musée Guimet rend hommage à ce couple dont la vie passionnée et trépidante et la mort tragique témoignent que l’archéologie n’est pas une science poussiéreuse, mais un engagement dans l’histoire.

La passion

Rien, pourtant, ne prédisposait ces deux-là à compter parmi les plus grands archéologues du siècle ni à donner leur vie pour la France libre, alors qu’ils étaient nés luxembourgeois. Joseph Hackin naît le 8 novembre 1886 dans une famille modeste et catholique du grand-duché du Luxembourg. Le petit garçon quitte cependant son pays natal à l’âge d’un an pour le Calvados. Son père y a trouvé un emploi de cocher dans une famille de la noblesse normande, sa mère, de domestique. On ignore comment Joseph parvint à poursuivre ses études jusqu’au baccalauréat. Toujours est-il qu’il fut l’un des rares jeunes hommes à obtenir le diplôme, en 1903, avant d’entrer à l’École libre des sciences politiques (futur Sciences Po) dans la section économique et sociale.

Le jeune homme de 19 ans, au regard bleu d’acier, ne sait pas que cette année-là, à Rombas, dans la Moselle annexée, voit le jour celle qui deviendra son épouse, Marie Alice Parmentier, dont le père, luxembourgeois, est chef de triage dans l’usine de charbon de la ville. Mais, pour l’heure, Joseph ne pense guère au mariage. Il se passionne pour l’orientalisme, fréquente la bibliothèque du Musée Guimet et entame une correspondance avec son fondateur et directeur, Émile Guimet. En 1907, diplômé de Sciences Po, il devient son secrétaire, tout en étudiant les sciences historiques et philologiques à l’École pratique des hautes études. En 1912, ce jeune homme brillant obtient la nationalité française. Quelques mois plus tard, le voici nommé conservateur-adjoint et agent comptable du Musée Guimet.

Le courage

Un pur esprit, ce Joseph Hackin ? Absolument pas. Il a 27 ans lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Le voici engagé dans la bataille de la Marne. Le danger, estime Hackin, est une « bonne règle de vie » : il « mesure exactement la valeur de la personnalité humaine ». Rapidement promu caporal, puis sergent, il est blessé en 1916 alors qu’il se bat autour d’Arras. On le cite pour avoir « brillamment maintenu sa section dans une situation difficile, malgré des pertes considérables ». Hackin profite de sa convalescence pour soutenir sa thèse consacrée aux « Scènes figurées de la vie de Bouddha » d’après des peintures tibétaines, avant de retourner au front, dans le secteur de Verdun, puis dans les Balkans, en Serbie, en Ukraine, en Roumanie, où il combat contre l’Armée rouge. Ces années de guerre « achèvent de forger le caractère d’un homme d’action courageux et contemplatif pour qui la lutte contre la mort se fait dans les œuvres et non dans l’égoïsme », analyse Lionel Dardenne, assistant de conservation au Musée de l’Ordre de la Libération, dans le catalogue de l’exposition « De l’Asie à la France libre », que ce musée consacra à Joseph et Marie Hackin en 2018.

N’est-ce pas pourtant la paix intérieure rayonnant dans le sourire du Bouddha que recherche cet homme qui dans cette guerre a fait l’expérience du caractère illusoire du « moi » ? Alors qu’il vient d’être nommé conservateur du Musée Guimet, il part en 1923 pour l’Afghanistan. Le pays, longtemps hostile à toute intrusion étrangère, s’ouvre alors sous l’impulsion du roi Amanullah. « Le roi a un goût pour l’archéologie, et accorde à la France le monopole des fouilles dans son pays, tandis que les Britanniques fouillent au Pakistan. C’est le début de la diplomatie culturelle », explique Vincent Lefèvre, directeur de la conservation et des collections au Musée Guimet. Joseph Hackin accepte d’épauler le fondateur de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA), Alfred Foucher, tout en dirigeant, à distance, le Musée Guimet.

Bamiyan

Il traverse alors l’Hindukush, cette chaîne montagneuse au nord-ouest de Kaboul qui sépare l’Asie centrale et le monde indien. À cette occasion, il découvre la vallée de Bamiyan, qu’Alfred Foucher avait étudiée en 1922. Là, à 2 500 m d’altitude, des Bouddhas géants se détachent de la falaise dans laquelle ils ont été taillés. Las, la moitié des visages des Bouddhas et leurs mains ont été détruits au fil des siècles par des mahométans furieux de voir des représentations humaines, et leurs corps ont été criblés de balles. Il n’empêche : les Bouddhas décrits par les pèlerins chinois dès le VIIe siècle et évoqués par les voyageurs européens depuis le XIXe siècle, sont toujours debout et dominent la vallée.

Le plus grand mesure 53 m. Le « petit Bouddha » atteint quant à lui 38 m. Autour d’eux, des niches dans la falaise, ornées de fresques. Elles servaient d’abri et de monastère aux moines et aux ermites de cette vallée, située sur la route de la soie, qui devint un foyer bouddhique dès l’Antiquité. L’année précédente, pendant le glacial hiver de 1923, André Godard, architecte, archéologue et historien de l’art français, a été le premier à relever des peintures du site, avec son épouse Yedda. Avec Joseph Hackin, ils poursuivent leurs travaux, et publient ensemble la première étude sur l’art bouddhique de Bamiyan, éditée en 1928.

L’amour

Joseph Hackin revient pour étudier le site en 1929. Cette fois, une jeune femme, aussi intensément vivante et passionnée que lui, l’accompagne. En 1925, « Ria » (contraction de Marie et Alice) s’est en effet installée à Paris, à quelques pas du Musée Guimet, et inscrite comme auditrice libre à l’École du Louvre. Comme Joseph, cette jeune fille brillante a su s’élever du milieu modeste dans lequel elle était née. Comment se sont-ils rencontrés ? On l’ignore. On sait simplement qu’ils se marient en 1928. Marie reçoit la nationalité française par son mariage. Désormais, elle participera avec ferveur aux recherches de son mari, au Musée Guimet comme en Asie.

Joseph et Ria partent donc en mission en Afghanistan quelques mois après leur mariage, accompagnés de leur ami fidèle, l’architecte Jean Carl, qui collaborera à la seconde publication de Joseph Hackin sur le site de Bamiyan, en 1933. Ils doivent préserver et affirmer la validité des accords de 1922 – le roi Amanullah a été renversé en septembre 1928, et une guerre civile déchire le pays. « Vous avez donc pénétré malgré tout en Afghanistan et la face est sauve », écrit Alfred Foucher dans une lettre du 23 juin 1929. « Nous comptons sur le fond permanent de bon sens qui se dissimule sous vos actuelles extravagances pour ne pas vous entêter au-delà de toute raison. » Kaboul est ensanglantée. Sur une photographie prise par Joseph Hackin dans la capitale afghane, on voit les corps pendus des partisans de Bacha Sachao, qui avait contraint le roi à l’exil et s’était proclamé émir au mois de janvier. Celui-ci sera exécuté en novembre ; mais son souvenir ainsi que ses idées nourriront le développement du mouvement intégriste des talibans, qui prendront le pouvoir en Afghanistan à la fin du siècle, en 1996…

Après l’échec du coup d’État, Nadir Shah monte sur le trône, puis lui succède en 1933 Zaher Shah, qui a fait ses études à Paris. Joseph Hackin, conforté dans sa position, dirigera désormais, de facto, la DAFA sur le terrain. À Bamiyan, il mène un repérage systématique des centaines de grottes de la vallée, relève avec Jean Carl le décor des peintures et notamment celui des deux niches aux bouddhas et cherche à comprendre le site dans sa globalité. En 1935, de retour à Paris, Joseph Hackin ouvre au Musée Guimet une nouvelle galerie consacrée à l’art de Bamiyan. « C’est grâce à lui que le Musée Guimet devient un musée archéologique », explique Vincent Lefebvre. Il rédige en outre de nombreux articles à ce sujet et évoque longuement Bamiyan lors de ses cours à l’École du Louvre. « Hackin souligne aussi le rôle de modèle qu’ont joue en Extrême-Orient les bouddhas de Bamiyan, prenant appui sur quelques bronzes dorés de Chine ou du Tibet, conservés au musée », écrit Pierre Cambon, conservateur en chef des collections Corée, Pakistan/Afghanistan au Musée Guimet, dans le catalogue du Musée de l’Ordre de la Libération.

Marie seconde admirablement Joseph dans ses recherches. Le couple d’archéologues ne se sépare que lorsque Joseph rejoint la Croisière jaune, le célèbre raid automobile organisé par André Citroën en Afghanistan, en 1931. Ils sont alors installés au Japon, où Joseph Hackin dirige la Maison franco-japonaise, entre 1930 et 1933. Au moment du départ de son mari, Ria rentre en France, où elle rapporte les clichés de la mission de 1929-1930 et les relevés de Jean Carl. Après cette parenthèse, Ria et Joseph ne se quitteront plus jusqu’à leur mort. Marie est à ses côtés en Afghanistan et prend part aux fouilles – c’est elle, d’ailleurs, qui exhumera en 1937 le merveilleux trésor du site Begrâm, à une soixantaine de kilomètres de Kaboul. Mais aussi cette jeune femme « sportive et silencieuse, d’une droiture farouche, passionnée pour l’archéologie », comme la décrira l’historien spécialiste de l’Asie René Grousset en 1946, se passionne pour les cultures et coutumes locales. Munie d’un appareil photo Rolleiflex et d’une caméra Afga, entre 1936 et 1940, elle immortalise les cavaliers afghans, les muletiers, les femmes et leurs enfants, comme les chantiers de fouilles et les paysages de l’Afghanistan avec leurs caravansérails en ruine. Ses Légendes et coutumes afghanes paraîtront après sa mort violente et prématurée.

L’engagement

Car Marie et Joseph Hackin donneront bientôt leur vie pour la France libre. Dès l’appel du 18 juin, ils font parvenir au général de Gaulle une offre de ralliement pour eux, ainsi que pour Jean Carl et André Beaudoin, professeur au lycée français de Kaboul. Lorsque le ministère des Affaires étrangères de Vichy enjoint à Joseph Hackin, début août, d’occuper les fonctions de chef de la représentation diplomatique française à Kaboul, tout en conservant la direction de la DAFA, ils quittent immédiatement le pays et parviennent à gagner Londres, après un périple de 20 000 km. Joseph signe son engagement dans les Forces françaises libres le 19 octobre, et Ria le 26 décembre 1940.

Joseph prend bientôt la tête du service des Affaires étrangères. Ria, une des premières engagées du Corps féminin des volontaires françaises créé par la France libre, est destinée à devenir officier. Mais, en janvier 1941, Joseph Hackin est chargé d’une longue mission diplomatique et politique en Inde, en Asie et au Moyen-Orient. Tous deux embarquent à Liverpool le 20 février 1941 sur le steamer Jonathan Holt. Quatre jours plus tard, vers une heure du matin, au large des îles Féroé, leur convoi est torpillé par un sous-marin allemand. Joseph et Marie perdent la vie, comme la quasi-totalité de l’équipage. Bouleversé par leur disparition, Jean Carl, qui n’avait pas obtenu de les suivre dans cette mission, se donne la mort. Le général de Gaulle les décorera à titre posthume de l’Ordre de la Libération. Leur œuvre marque profondément les riches collections d’Afghanistan du Musée Guimet.

"BAMIYAN 20 ANS APRÈS", L’EXPOSITION DU MUSÉE GUIMET 

Les sites archéologiques ne vivent pas comme des vieilles pierres. Il y a vingt ans, les talibans qui avaient pris le pouvoir en Afghanistan diffusaient les images de la destruction de deux bouddhas géants sculptés dans les roches des hautes falaises de Bamiyan. Ils n’auront pas eu le dernier mot – l’exposition du Musée national des arts asiatiques – Guimet en témoigne. Cette dernière s’ouvre sur un panoramique monumental de la vallée de Bamiyan réalisé par le plasticien Pascal Convert, qui a scanné en noir et blanc cette falaise blessée, dont il révèle la douloureuse beauté. Certes, les niches qui abritaient les bouddhas sont désormais béantes. Mais, en rendant hommage aux archéologues Joseph et Marie Hackin, l’exposition met aussi en lumière la mémoire de ce site qui fut un foyer du bouddhisme, et dont la vie affleure à travers les objets archéologiques ou les relevés des peintures qui ornaient les monastères de la falaise, sortis des réserves du musée pour l’occasion. Un pied de nez aux talibans.

Marie Zawisza

« Des images et des hommes, Bamiyan 20 ans après »,
jusqu’au 18 octobre 2021. Musée national des arts asiatiques – Guimet, 6, place d’Iéna, Paris-16e. Tarifs : 11,50 et 8,50 €. Commissaires : Sophie Makariou et Pierre Cambon. www.guimet.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°744 du 1 juin 2021, avec le titre suivant : Joseph et Marie Hackin, vivre dangereusement

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