Architecture

Patrimoine urbain

À Ivry, l’utopie des « Étoiles » confrontée à la réalité

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 23 février 2023 - 978 mots

IVRY-SUR-SEINE

L’ensemble construit par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie a besoin d’une rénovation urgente. Mais l’originalité architecturale de cet immeuble entraîne un casse-tête technique et financier.

Les Étoiles d'Ivry, conçues par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie et édifiées de 1969 à 1975. © Guilhem Vellut, 2016, CC BY 2.0
Les Étoiles d'Ivry, conçues par Renée Gailhoustet & Jean Renaudie et édifiées de 1969 à 1975.
Photo Guilhem Vellut, 2016

Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). « NON » : en lettres capitales, une affiche placardée dans les rues d’Ivry-sur-Seine rejette catégoriquement le projet de la Coop’Ivry Habitat et de la Ville d’Ivry-sur-Seine pour financer la réhabilitation de l’immeuble à loyer normal (ILN) Danielle-Casanova. « Des affiches maladroites d’une amicale qui a fait ce geste d’humeur parce qu’elle ne voit pas la solution, déplore Isabel de Bary, présidente de la section locale de la Confédération nationale du logement (CNL), association de défense des locataires. Le bailleur social et les locataires sont renvoyés dos à dos, alors qu’ils cherchent la même chose ! » Ce même objectif que sont censés poursuivre la Coop et ses locataires, c’est une solution financière pour rénover ce trésor architectural : le premier programme des fameuses « Étoiles » d’Ivry-sur-Seine, conçues par Renée Gailhoustet et Jean Renaudie.

Une inscription monument historique en 2021
L’ILN Casanova fut le premier immeuble du grand chantier de rénovation du centre-ville d’Ivry (1963-1988), piloté par Renée Gailhoustet (1929-2023) et pour lequel Jean Renaudie (1925-1981) proposa une alternative aux grands ensembles répétitifs des années 1950. Gradins, terrasses, porte-à-faux offrent ainsi au logement social un nouveau visage, et dessinent un paysage urbain reconnu comme une œuvre majeure de l’architecture du XXe siècle. « Il se passe quelque chose autour de cet ensemble aujourd’hui : il y a la protection monument historique [obtenue en 2021] de l’immeuble qui incarne un nouveau regard sur cette architecture, note Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des Monuments historiques chargé de la restauration [ACMH]. Puis il y a le décès de Renée Gailhoustet [survenu le 4 janvier], dans ce moment où l’on reconnaît enfin la place des femmes architectes. » Un momentum propice au lancement d’un grand chantier, dont le dépôt du permis de construire devrait se faire en mars. 

Le budget de cette rénovation n’est cependant pas encore ficelé. Car les travaux s’annoncent coûteux, difficiles, « loin du cadre habituel de ce que font les bailleurs sociaux », s’inquiète Philippe Boyssou, maire PCF de la ville et président du bailleur social. « Aujourd’hui, il y a un léger décalage entre la pensée initiale du projet et la manière dont les gens vivent. C’est le rôle de la municipalité de réparer ce décalage. » Isolation thermique, phonique, infiltration d’eau dans les terrasses, les problèmes dont souffre l’ILN Casanova ressemblent à ceux de nombre de constructions des années 1970. Mais le dessin unique de Renaudie rend la tâche complexe. Quelque 168 modèles différents de menuiseries, des structures béton affinées qui ne peuvent supporter des huisseries lourdes, des terrasses arborées et, désormais, une exigence patrimoniale sur laquelle la Drac (direction régionale des Affaires culturelles) veille : tels sont les ingrédients de ce défi architectural.

« C’est un vrai monument historique !, confirme Chiara Fontanella, architecte de la Coop’Ivry Habitat. Chaque élément nécessite un compromis. C’est un bâtiment très innovant pour son époque, un chantier exceptionnel, qui demande une réhabilitation exceptionnelle : que ce soit grâce aux solutions techniques, aux compromis ou au financement. » Première concession, pour respecter l’œuvre de Renaudie : renoncer à la classe énergie B. L’isolation par l’extérieur est impensable. Celle par l’intérieur n’a pas été retenue non plus, au profit du remplacement des huisseries. Les nouvelles huisseries devront protéger phoniquement et thermiquement les logements tout en conservant une impression de légèreté, et intégrer une circulation d’air.

Pour financer une partie de ces travaux, estimés à 13 millions d’euros, la Coop envisage de vendre six logements inoccupés. « Cette œuvre est à l’architecture ce que Monet ou Picasso sont à la peinture. La vente doit permettre de financer sa préservation, explique le maire. Mais il faut que ce patrimoine reste très majoritairement dans le giron public, au minimum à 70 %. » La mise en vente vise à limiter l’augmentation des loyers – qui pourrait être de 65 % avec la rénovation, selon la CNL-Ivry – et à éviter à la municipalité de s’endetter pour ce chantier. Mais elle suscite l’opposition de certains locataires. Côté subventions, la Ville ne peut plus compter sur le financement du logement social, réduit depuis la loi Elan, et doit se contenter d’une aide du ministère de la Culture : 2,5 millions d’euros accordés par la Drac, conditionnés à un contrôle minutieux de chaque prototype.

Une communauté active de locataires 
Associés à la préparation du chantier, les locataires de l’ILN Casanova interviennent sur le contour de cette réhabilitation. Et l’attachement de ces derniers à leur lieu de vie doit beaucoup aux caractéristiques formelles de l’immeuble : « C’est une architecture qui crée du dialogue, un ensemble où tous les logements sont différents : forcément ça crée de la curiosité, des rencontres, analyse Isabel de Bary. Le logement, ce n’est pas “nous”, mais “je plus je, plus je». Ce qui est très beau ici, c’est la prise en compte de ce “je pluriel”. » L’ACMH de la rénovation ne dit pas autre chose, et il a fait de cette communauté active de locataires l’une des données centrales de son chantier. « Il faut accepter l’idée que toutes les voix sont légitimes, affirme Pierre-Antoine Gatier. Je ne restaure pas pour en faire un lieu de promenade pour amateurs éclairés. »

Pour arbitrer les différends entre la Coop et les locataires, le maire a constitué un comité scientifique associant la Drac, les ayants droit de Renaudie et « quelques grands noms » : « Le programme de réhabilitation permettra-t-il à cette architecture de passer le siècle ? La projection économique est-elle réaliste ? J’ai besoin qu’un collectif indépendant me le dise. » Pour l’édile, le pire des scénarios serait une restauration a minima, obligeant à recommencer dans une décennie. D’autant que l’ILN Casanova n’est que la première phase d’un vaste plan pour le centre-ville d’Ivry : requalification du centre Jeanne-Hachette, réhabilitation du Liégat – un ensemble dans la continuité de la cité Casanova, avec son iconique école Einstein –, et bientôt une protection patrimoniale pour l’ensemble de ce centre unique… « Nous ne sommes pas au bout du processus, mais au début », confirme Pierre-Antoine Gatier.
 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°605 du 17 février 2023, avec le titre suivant : À Ivry, l’utopie des « Étoiles » confrontée à la réalité

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