Histoire

Bâle et Picasso : la déclaration d’amour d’une ville au plus grand des artistes

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 23 mai 2013 - 805 mots

En 1967, les Bâlois approuvent à 53 % l’acquisition de deux Picasso par la Ville tout en organisant une levée de fonds de 2,4 millions de francs suisses portée par les slogans « J’aime Pablo » et « Donnez votre chemise ».

Pablo Picasso n’est allé qu’une fois à Bâle, en 1932, et encore, il n’y est resté qu’une nuit, en transit entre Paris et Zurich, où se tenait sa première exposition muséale. Rien ne prédestinait donc, a priori, les Bâlois à tisser des liens singuliers avec le peintre. Et pourtant, comme le raconte la rétrospective organisée au Kunstmuseum, rassemblant exclusivement des œuvres conservées dans les collections bâloises, la ville helvète et l’artiste sont liés par une histoire intimiste et hors du commun, qui débute en 1967.

Un happening populaire
L’année 1967, immortalisée dans la ville rhénane comme « l’année Picasso », avait pourtant commencé par un drame : le crash d’un avion de la compagnie bâloise Global Air à Chypre. Une catastrophe au lourd bilan humain dont la compagnie aérienne ne se relève pas, entraînant la faillite de son actionnaire majoritaire, Peter Staechelin. Pour faire face à la banqueroute, ce dernier est contraint de vendre son patrimoine, notamment la collection d’œuvres d’art constituée par son père, Rudolf, déposée depuis vingt ans au Kunstmuseum de Bâle.
Le musée et la population sont consternés en découvrant qu’ils vont devoir se séparer d’œuvres prestigieuses, notamment deux Picasso : Les Deux Frères (1906), tableau emblématique de la période rose, et Arlequin assis (1923), chef-d’œuvre de la période du Retour à l’ordre. Ces pièces majeures sont alors estimées à 8,4 millions de francs suisses, un montant nettement inférieur à leur valeur marchande actuelle, mais qui représente, à l’époque, une somme considérable pour un artiste vivant.
Malgré leur prix élevé, la Ville décide de les acheter et les élus acceptent rapidement de débloquer 6 millions de francs suisses, les 2,4 millions restants devant être récoltés par une levée de fonds populaire. Démocratie participative oblige, le déblocage des 6 millions doit, cependant, être approuvé par la population, par voie référendaire. Tandis que les édiles organisent la votation publique, les événements prennent un tour qu’ils n’avaient pas prévu ; la population se mobilise massivement pour soutenir le projet.
La tranquille petite ville se métamorphose et devient le théâtre de happenings et de manifestations festives, où toute la rue défile sous de grandes pancartes frappées de slogans tels que « All you need is Pablo ». Les participants les plus créatifs tentent de sensibiliser leurs concitoyens en réalisant des œuvres dans l’espace urbain, mais aussi des tracts ou des badges proclamant « J’aime Pablo » ou, plus prosaïquement, « Donnez votre chemise ».
« Aujourd’hui encore, chaque famille possède au moins un membre qui a un souvenir personnel lié à cet événement d’une ampleur inouïe », rapporte Nina Zimmer, co-commissaire de l’exposition. Le phénomène est effectivement sans précédent ; c’est la première fois que l’on vote, en Europe, pour décider de l’acquisition d’œuvres d’art. Cette insolite campagne porte ses fruits ; le référendum est approuvé à plus de 53 %. Les 2,4 millions restants sont assez facilement réunis, car le projet jouit d’une grande médiatisation et de soutiens de poids, notamment celui du FC Bâle, le club de foot local, qui lance à ses supporters des appels à la générosité.

La générosité de Picasso
« L’histoire est déjà belle, mais elle devient exceptionnelle quand Picasso, ému par cette mobilisation, décide de remercier les Bâlois en leur offrant plusieurs œuvres », poursuit Anita Haldemann, co-commissaire de l’exposition. Le peintre invite effectivement le directeur du musée, Franz Meyer, à lui rendre visite à Mougins et à choisir une œuvre de jeunesse et une création contemporaine, parmi sa collection personnelle. Le directeur repère rapidement une très belle toile de 1906 : Homme, femme et enfant. Pour les œuvres récentes, le choix se révèle cornélien, Franz Meyer, ayant eu le coup de foudre pour deux tableaux, Vénus et l’Amour et Le Couple, ne parvient pas à se décider. Qu’à cela ne tienne, l’auteur accepte finalement qu’il reparte avec trois tableaux. De surcroît, sachant que le musée collectionne de longue date ses œuvres graphiques, l’artiste offre aussi un grand dessin préparatoire aux Demoiselles d’Avignon.
Pratiquement au même moment, la collectionneuse Maja Sacher, séduite par cette aventure, décide de faire, elle aussi, un don au musée : un tableau cubiste, Le Poète. Au total, en moins d’un an, les collections du Kunstmuseum s’enrichissent donc de sept pièces, accrochées, pour la première fois ensemble, en janvier 1968 dans une exposition très attendue et médiatisée : « Les Picasso sont là ! » Aujourd’hui, c’est sous ce même titre que Bâle présente la quasi-totalité des œuvres de Picasso conservées dans son musée, mais aussi à la Fondation Beyeler, ainsi que dans vingt-quatre collections privées bâloises, pour certaines jamais montrées au public.

« Les Picasso sont là ! »

Jusqu’au 21 juillet. Kunstmuseum de Bâle. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 19 h. Tarifs : 19 et 7 euros.www.kunstmuseumbasel.ch

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°658 du 1 juin 2013, avec le titre suivant : Bâle et Picasso : la déclaration d’amour d’une ville au plus grand des artistes

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