Vulgarisation

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 29 octobre 2019 - 851 mots

Vulgarisation -  Le mot plaisait à Jacques Le Goff. « Nous devons tous faire de la vulgarisation », expliquait l’historien en 1996 sur le plateau de l’émission Ah quels titres. « La vulgarisation, ce n’est pas du tout vulgaire, poursuivait l’auteur de Saint Louis. Enseigner, c’est vulgariser ; écrire pour le grand public, c’est vulgariser. Aujourd’hui, on ne peut plus thésauriser le savoir. Il faut que l’historien soit dans la société, et cela à travers les médias. » Mais ce n’est pas Jacques Le Goff qui, après Michelet, entre aujourd’hui dans la bibliothèque de La Pléiade chez Gallimard [Œuvres, 2 080 p., 65 €], mais un autre grand vulgarisateur de l’époque médiévale, mort en 1996 : Georges Duby. « Persuadé que l’histoire ne doit pas se faire en vase clos, qu’elle doit atteindre la société, Duby a œuvré pour élargir son audience et pour que l’histoire proposée au grand public éclairé soit plus exigeante, plus fine, plus stimulante aussi », analyse Felipe Brandi, qui a dirigé l’édition de La Pléiade. L’élargissement de cette audience n’est pas passé, chez Duby, par son interprétation de la féodalité, mais, remarque Pierre Nora, par son incarnation médiatique et par « la qualité exceptionnelle de son écriture ». Une belle langue, élégante et vivante : « À l’histoire sèche, froide, impassible, je préfère l’histoire passionnée », déclarait Georges Duby. Ainsi l’historien, évoquant la société de l’an mil en Occident, commençait-il en 1976 son Temps des cathédrales, L’art et la société : « Si clairsemée, sa population se trouve encore en effet trop nombreuse. Elle lutte à main presque nue contre une nature indocile dont les lois l’asservissent, contre une terre inféconde parce que mal soumise. Aucun paysan, lorsqu’il sème un grain de blé, n’escompte en récolter beaucoup plus de trois, si l’année n’est pas trop mauvaise – de quoi manger du pain jusqu’à Pâques. Il faut bien ensuite se contenter d’herbes, de racines, de ces nourritures d’occasion que l’on arrache à la forêt et aux berges des fleuves. Le ventre creux, dans les grands travaux de l’été, les rustres sèchent de fatigue attendant la récolte. » Par cette introduction romanesque, Georges Duby plantait ainsi le décor d’une histoire racontant l’avènement des cathédrales, Cimabue, Giotto et l’abbatiale de Cluny. Sans doute ce style ne sied-il plus totalement à notre époque : trop éloquent, pour ne pas dire grandiloquent. Cela signifie-t-il pour autant la fin de la « vulgarisation » ?

Si les Georges Duby, Jacques Le Goff et autres Alain Decaux ne sont plus de ce monde, Internet et les nouveaux médias ouvrent aujourd’hui la porte à de nouvelles formes de diffusion de la connaissance. Le Musée d’Orsay, par exemple, a réalisé le programme « Orsay en mouvements », une série de dix vidéos qui relève le défi de présenter, en quelques minutes, un courant de l’histoire de l’art du XIXe : le réalisme, l’orientalisme, l’impressionnisme, etc. À l’origine, cette collection était destinée aux enseignants et à leurs élèves. Mais voyant la pertinence de ces pastilles filmées et devant l’engouement des internautes, le Musée d’Orsay a choisi de les mettre à la disposition des publics individuels sur ses réseaux sociaux et sur sa chaîne YouTube, et de produire une deuxième saison de dix nouveaux épisodes, sans s’interdire de réfléchir à d’autres séries similaires…

Orsay n’est pas le seul musée à produire ce type de programme qui, d’ailleurs, se généralise. En témoigne la création de Culture Prime, nouveau média qui, depuis 2018, grâce à l’association des chaînes de l’audiovisuel public français (Radio France, FranceTV, l’INA…), produit chaque jour des vidéos culturelles diffusées sur les réseaux sociaux. Le rythme rapide et l’écriture concise de ces pastilles ne cèdent rien au savoir ni à la pédagogie sur des sujets très divers : « Toulouse-Lautrec, vivre et peindre à en mourir », « L’atelier d’artiste, mythe romantique », « À l’origine de l’imagerie maternelle : la Vierge à l’Enfant », etc. Parallèlement à cela, la chaîne Arte vient de produire pour son site arte.tv une web-série de huit épisodes de 4 minutes sur le « Design signé Perriand ». Certes, certains programmes sont plus réussis que d’autres, mais tous témoignent d’une volonté partagée de diffuser auprès du plus grand nombre le savoir, de « vulgariser » la connaissance. En septembre, Arte s’est d’ailleurs essayée à un autre format, plus long : la série télévisée. Surfant sur l’engouement du public pour le genre, la chaîne franco-allemande a coproduit Bauhaus, un temps nouveau, une série historique de six épisodes de 45 minutes racontant l’amour entre l’étudiante Dörte et le directeur Walter Gropius, et, à travers lui, l’aventure de l’école de Weimar en 1919.

Qu’aurait pensé Georges Duby de ces nouveaux formats vidéo imaginés pour le Web ? Et comment aurait-il jugé l’adaptation en série télé de l’histoire du Bauhaus ? Difficile de répondre à la place de l’historien. Mais on peut penser que le médiéviste, qui avait participé à l’adaptation en 1980 pour la télévision de son livre Le Temps des cathédrales, avant de participer à la création de La Sept, première chaîne française à vocation pédagogique, aurait encouragé ces nouvelles formes de vulgarisation. Duby souhaitait que « l’historien, s’il se persuade d’être artiste, parvienne un jour prochain à se faire lire ». Et l’histoire de l’art à se faire enfin connaître…

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°728 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : Vulgarisation

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