Livre

Vrai de vrai

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 2 mars 2021 - 857 mots

Vrai De Vrai - Il y aurait les « vrais » artistes, les artistes « véritables », et les autres : les faux, les usurpateurs. Pour les distinguer, rien n’est plus simple : les « vrais » artistes seraient des peintres et des sculpteurs ; ensuite, ils représenteraient le monde, ils seraient donc figuratifs ; enfin, leur travail serait boudé par les institutions. Et les faux artistes ? Ce seraient tous les autres : les plasticiens (ceux qui réalisent des installations ou des performances), les abstraits, les « stars » du marché de l’art encensées par la critique et les institutions (officielles) pour leur subversion… Osons les nommer : Jeff Koons (le contrefacteur absolu !), Damien Hirst, Tracey Emin, Daniel Buren, François Morellet… C’est en tout cas la thèse défendue dans l’essai L’Autre art contemporain, dont le sous-titre est on ne peut plus explicite : Vrais artistes et fausses valeurs [Grasset, 176 p., 16 €]. Son auteur, Benjamin Olivennes, 31 ans, normalien et agrégé de philosophie, s’inscrit dans les pas, dit-il, d’« un réseau, comme on parlait des réseaux de résistance », à savoir Jean Clair, Marc Fumaroli, Jean Leymarie et Julien Gracq. La journaliste Natacha Polony trouve son livre « excellent », « intelligent et drôle », tout comme le philosophe Alain Finkielkraut.

L’essai se propose donc de réécrire l’histoire du XXe siècle en la détachant de ce que l’auteur appelle la « flèche » de l’histoire, cette épopée « à sens unique, orientée vers un progrès, un but final, qui est l’autodestruction de l’œuvre ». Une histoire qui aurait occulté, voire confisqué, jusqu’à aujourd’hui, la peinture figurative et le beau. Ce n’est pas totalement faux. Depuis la naissance de l’art « moderne » à la fin du XIXe siècle, l’histoire de l’art fait le récit d’une aventure hégélienne progressiste, où chaque avant-garde veut rompre à tout prix avec la précédente. Celle-ci a, de fait, imposé une idéologie de l’art qui a eu du mal à articuler les productions qui s’en écartaient. Dans cette histoire, Dada fait suite au cubisme, qui annonce l’invention du ready-made et la disparition du motif. Européenne, l’avant-garde se déplace ensuite aux États-Unis, où règnent en maîtres l’expressionnisme abstrait, le pop art et le minimalisme, tandis que la France tente de lutter avec le Nouveau Réalisme et l’Italie avec l’Arte Povera. Pratique pour les manuels scolaires prompts à schématiser leur sujet, cette histoire est cependant trop caricaturale pour être juste. Elle ne prend en effet pas en compte le retour à l’ordre (et donc à un certain classicisme) des années 1920, comme elle ne prend pas en compte les fleurs peintes par Mondrian bien après l’invention de sa grille néoplasticienne. Elle n’intègre pas non plus la figuration misérabiliste des années 1950, comme elle ne voit pas la dimension « officielle » de Derain et de Braque après-guerre – ce dernier ayant même le droit à des obsèques nationales en 1963. Elle tient également à l’écart des artistes ayant créé en dehors des courants, à l’instar de Jean Hélion, Fred Deux, Louis Pons ou Gérard Gasiorowski, si essentiels pourtant.

Mais cette histoire n’est pas seulement pratique pour les manuels, elle l’est également pour les contempteurs de l’art dit « contemporain », car elle mènerait inéluctablement aux colonnes de Buren, aux Balloon Dogs de Koons, aux « vanités » formolées de Hirst comme aux « milliers de crétins qui se réclament de Duchamp pour justifier leurs gamineries pas drôles » (Benjamin Olivennes). Cette critique du « modernisme » n’est pas nouvelle, elle s’apparente même, tout au long du XXe siècle, à un genre. « Devant les œuvres d’art les plus déplaisantes et les plus bornées, où nul aspect de la nature n’était fortement rendu, ni aucun caractère humain pénétré, on se croyait obligé d’admirer, pour peu que l’artiste se targuât d’une “vision” nouvelle. Et, si l’œuvre venait à heurter violemment le goût public, l’admiration allait à l’enthousiasme », écrivait en 1920 le critique Robert de la Sizeranne, à propos du fauvisme, du cubisme et du futurisme. Plus tard, en 1957, le conservateur de musée et académicien Robert Rey n’était pas moins sévère dans un essai polémique orienté, cette fois, Contre l’art abstrait, où le fauvisme (cette « fleur de cactus à l’éclosion si longtemps espérée ») et le cubisme étaient vus comme les pères de tous les maux. Et « c’était grave », jugeait Rey, puisque « jusqu’alors les disciplines techniques avaient toujours sauvé l’art français ». S’il milite lui-aussi pour la reconnaissance d’un art français, Olivennes ne s’engouffre heureusement pas dans le registre nationaliste de Robert Rey – lequel était capable d’écrire en 1957 que, « quand on recense les promoteurs de l’art abstrait, on rencontre une écrasante majorité de noms aux consonances fort inattendues ». Mais il en reprend tous les arguments, sans nuance : l’idéologie progressiste de l’art ; l’interdit de la beauté ; la prééminence de l’argent ; la critique d’art qui aurait peur, depuis les impressionnistes, de se tromper ; sans oublier la confiscation du goût, en l’occurrence par « le ministère de la Culture dans le rôle de principal patron des arts ». C’est dommage, car ce qui aurait pu être une déclaration d’amour à la peinture figurative et à ses dignes représentants, dont Sam Szafran, Jacques Truphémus et Jean-Baptiste Sécheret, tourne à l’aigre-doux. « Méfiez-vous des artistes, cherchez plutôt des peintres », écrit Benjamin Olivennes. « Méfiez-vous des contempteurs, regardez plutôt l’histoire », lui rétorquera-t-on.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°742 du 1 mars 2021, avec le titre suivant : Vrai De Vrai

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