Société

Une étrange lacune

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 6 mai 2020 - 661 mots

Nous le savons : en se retirant, un jour ou l’autre, la pandémie laissera derrière elle des monceaux de projets culturels durablement compromis, et d’autres définitivement ruinés.

Mais, comme toujours, il n’est pas moins certain qu’elle permettra à d’autres, jusque-là bridés, empêchés, remisés, de voir enfin le jour. Je voudrais ici revenir sur l’un d’entre eux, né, à l’évidence, sous une mauvaise étoile et auquel la catastrophe présente pourrait enfin donner sa chance.

Un article de Didier Rykner dans le périodique en ligne La Tribune de l’art relayait récemment, en fait, l’activisme de l’association des Amis du Musée de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP), tout comme celui de l’association Agora, qui se bat de son côté pour l’installation, sur le site de l’Hôtel-Dieu de Paris, d’un centre d’interprétation de la malheureuse cathédrale incendiée. Il y a certainement bien du sens à ce que, un peu partout en France, les anciens hôtels-Dieu soient depuis des années, les uns derrière les autres, fermés puis revendus pour devenir hôtel de luxe, centre commercial, centre de congrès ou cité de la gastronomie. Mais la crise sanitaire actuelle permet de reposer à nouveaux frais une question plus large : celle de la surprenante incapacité de ce pays à offrir à sa population et aux futurs touristes étrangers – ils reviendront bien un jour – le grand musée des soignants et des soignés qu’ils méritent, mais qu’ils n’ont pas.

Récapitulons. La France, à ce que je comprends, se targue de disposer d’un excellent système de santé publique, dont on peut légitimement penser qu’il fera l’objet – au moins pendant quelques années – d’un effort financier renouvelé. La France, à ce que je comprends, est fière de son corps médical, et tous les soirs à 20 heures son corps soigné applaudit son corps soignant. Et, « en même temps », que voit-on ? Il existe aujourd’hui dans ce pays quelques musées fantômes et quelques musées à peine entrebâillés, faute de moyens ; or les plus remarquables sont, comme par hasard, consacrés à la santé. Anéantis le Dupuytren ou les Hospices civils de Lyon, à peine entrebâillés le Testut-Latarjet ou l’Histoire de la médecine à l’université Descartes. Quant au Musée de l’Assistance publique, le plus riche en collections, fermé en 2012 avec promesse de réouverture rapide, il est aujourd’hui toujours en caisses, sans perspective claire. Son destin résume assez bien le fond du problème – comme de la plupart des problèmes humains – : si on en est là aujourd’hui, c’est parce qu’aucune des parties concernées – ni l’État, ni les collectivités locales, ni le corps médical lui-même – n’a jamais considéré qu’il y avait là une priorité.

Ce n’est pas l’avis du signataire de ces lignes. Le projet – surtout si on l’élargit à l’ensemble de la société des soignants et des soignés, du Moyen Âge à demain – est plus que jamais pertinent. Et il y a de quoi montrer, en matériel comme en virtuel. Au reste, à côté d’objets de toutes sortes, les œuvres d’art ne manquent pas : il y a dix-huit mois le clou de l’exposition « Freud entre visible et invisible », organisée par Jean Clair au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, était le grand tableau d’André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière (1887), montrant une de ces fameuses présentations de patientes hystériques mises en scène par Charcot devant un public mêlant médecins (Freud fut en effet du nombre) et mondains. Bien présentées, largement ouvertes au public, les collections susciteraient certainement par la suite de multiples dons, legs et dépôts.

Maintenant, croisons les doigts : alors que la pandémie justifierait un effort exceptionnel en faveur de ce projet, les mêmes décideurs (l’AP-HP au premier rang) pourraient aussi, désormais, utiliser l’argument de la ruine universelle pour le remiser de nouveau dans les ténèbres extérieures. Comme dit le proverbe : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. » Eh bien, non, ce projet n’a pas la rage. Mais a-t-on découvert le vaccin contre la bêtise ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°545 du 8 mai 2020, avec le titre suivant : Une étrange lacune

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