Le jour où…

Sargent a peint « Deux femmes endormies »

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 23 août 2013 - 606 mots

C’est un homme un peu bizarre, ce Monsieur Sargent. On dit au village qu’il est américain, mais il raconte qu’il est né en Italie, et en plus il parle français comme vous et moi. Il nous a abordées ce matin pendant qu’on se promenait, avec mon amie Adèle. Il disait que ça lui plaisait, nos deux robes blanches, et le grand chapeau clair d’Adèle. Paraît que ça prend bien la lumière. Enfin, c’est ce qu’il nous a dit, en nous regardant d’un air un peu étrange et en nous racontant qu’il était peintre. Après, comme il nous a fait rire et qu’il nous a proposé un peu d’argent, on a accepté de poser pour lui, toute la matinée. Ça se voit pas sur le tableau qu’il a fait, mais c’est rudement compliqué de poser. « Soyez naturelles », qu’il arrêtait pas de répéter. Mais c’est pas facile d’être naturelle quand il faut pas bouger du tout pendant des heures. Déjà, il a fallu monter sur une barque et, moi, j’avais peur, vu que je sais pas nager. Les barques, c’est fait pour les pêcheurs ou pour tous ces Parisiens qui viennent maintenant souvent, le dimanche, quand il fait beau, se promener vers chez nous. Ils appellent ça les loisirs, ou un truc comme ça. Drôle d’idée ces loisirs. On les voit arriver par le train, tout endimanchés, et puis après ils se mettent au bord de l’eau, parce que paraît que ça les repose. Moi, j’aimerais bien savoir pourquoi ils sont si fatigués, ces gens-là.

À propos de repos, Monsieur Sargent, il nous a dit que le mieux, ça serait qu’on ait l’air de dormir. Il avait tout préparé : au fond de la barque, il avait mis des gros édredons, dont un qu’était tout rouge, qui nous faisaient comme un lit bien confortable. Adèle s’est allongée toute raide sur le dos. Elle a jamais voulu enlever son chapeau, des fois que quelqu’un lui vole, mais le peintre il était content parce qu’il trouvait que ça faisait joli sur le rouge de l’édredon. Alors moi, je me suis allongée contre Adèle.

J’étais un peu gênée, parce que même si souvent, quand on se promène, on se tient par la taille comme quand il nous a rencontrées, là, allongées, devant tous ces promeneurs, en plein air, c’était un peu bizarre quand même. Surtout qu’il m’a demandé de passer mon bras autour d’Adèle, et à elle il lui a dit d’attraper une feuille du saule qui pendait juste au-dessus de nous. « Ça fait plus naturel », qu’il a encore répété. Moi, la peinture, j’y connais rien, mais je trouvais pas que c’était naturel. Ça m’a fait penser plutôt à cette fois où une troupe de théâtre s’est arrêtée chez nous, qui jouait si bien la comédie. Sauf que là, c’était Adèle et moi les comédiennes, et on était tout compte fait bien contentes de faire ce qu’il nous demandait, Monsieur Sargent. Et puis, à un moment, il nous a même pris en photo, pour « fixer la scène », comme il a dit. En plus, il faisait beau, mais à l’ombre du saule, il faisait bien frais, et puis c’était doux, finalement, le mouvement de l’eau, et aussi les feuilles des arbres qui faisaient plein de jolies ombres sur nous deux. J’y avais jamais prêté attention, avant. Je crois que je commence à y prendre goût, à leurs loisirs. J’espère qu’il reviendra bientôt, l’Américain.

à voir

« Un été au bord de l’eau », jusqu’au 29 septembre 2013. Ouvert tous les jours de 9 h 30 à 18 h, fermé le mardi. Tarifs : 9 et 6 e.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°660 du 1 septembre 2013, avec le titre suivant : Sargent a peint « Deux femmes endormies »

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