Cet été, nous avons dû subir non seulement le réchauffement climatique mais en plus les messages infantilisants des pouvoirs publics.
« Passons tous en mode canicule » nous chantait quotidiennement le ministère de la Santé. Comme s’il était aussi rapide de modifier nos comportements que de mettre notre téléphone en mode avion. L’injonction simpliste, fleurant le leitmotiv du vivre-ensemble et épousant un nouveau tic de langage, partait peut-être d’un bon sentiment mais atterrissait en une niaiserie. Le langage n’est jamais anodin. Comme le montre aussi et bien plus sérieusement la volonté, surtout dans des pays anglophones, de réviser des succès littéraires afin soi-disant de les adapter aux exigences des sensibilités de minorités, aux nouveaux stéréotypes de notre époque. Aux États-Unis, les demandes de censure dans les bibliothèques publiques et les écoles sont en dangereuse progression. Ah, si nous pouvions tous passer en mode discernement !
Avec son court essai, Toutes les époques sont dégueulasses (Éd. Verdier, 80 p., 7,50 €) – titre extrait d’une citation d’Antonin Artaud –, Laure Murat clarifie le débat. L’historienne, longtemps professeure à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) relève que le dictionnaire loge à la même enseigne récrire et réécrire. Le « é » supplémentaire fait toute la différence. Quand Racine s’empare du Phèdre d’Euripide pour le réécrire, il s’engage dans une démarche littéraire, esthétique, comme un cinéaste transposant un roman. Récrire, comme le font les sensitivity readers (lecteurs sensibles) de plus en plus recrutés par des éditeurs, obéit à une tout autre logique : débarrasser un titre, un texte de tout ce qui peut fâcher aujourd’hui et motiver des attaques judiciaires. La polémique a tendance à confondre, à égaliser ces deux démarches. Or, dans le second cas, l’objectif artistique devient moral, sociétal voire commercial. Aseptiser, édulcorer un texte peut parvenir à une falsification, à faire oublier un passé qu’on ne doit pas ignorer. L’opération prive les opprimés de l’histoire de leur oppression. Rayez chez Ian Fleming les attitudes sexistes de James Bond pour ne pas compromettre les ventes de ce bestseller – prend comme exemple Laure Murat – aboutit à gommer le contexte misogyne des années 1950-60. Retoucher un texte demande un travail très subtil et profond, qui souvent n’est pas pratiqué. Supprimer le mot nègre dans un titre d’Agatha Christie ne se conteste pas, tant ce terme est péjoratif. Les Dix Petits Nègres sont devenus Ils étaient dix. Est-ce suffisant ? L’ensemble de l’ouvrage reste imprégné d’une idéologie colonialiste. Laure Murat plaide donc pour que ces ouvrages considérés aujourd’hui comme problématiques soient laissés tels quels mais qu’ils soient accompagnés d’un véritable appareil critique les expliquant et les contextualisant.
Portrait d’une négresse : sous ce titre, le Salon de 1800 exposait le tableau de Marie-Guillemine Benoist (1768-1826), devenu une icône aujourd’hui. Après son entrée dans ses collections en 1827, le Louvre le rebaptise en Portrait d’une femme noire. Cette modification a été plus tard jugée insuffisante, voire ridicule, par des historiennes de l’art, notamment américaines : jamais La Joconde n’aurait été qualifiée de Portrait d’une femme blanche. Et en 2019, sous leur influence, l’exposition, « Le modèle noir de Géricault à Matisse » (Musée d’Orsay) montrait cette huile sur toile avec un cartel énonçant : Portrait de Madeleine, prénom donné à cette esclave affranchie née en Guadeloupe et employée comme domestique dans la famille de l’artiste. Le cartel rappelait ensuite les deux appellations d’autrefois. Le catalogue fournissait l’appareil critique justifiant cette transformation ainsi que celle d’autres titres d’œuvres dans l’exposition. Renommer une œuvre est donc possible s’il existe la documentation suffisante pour le faire et le discernement pour le mener.
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Passons tous en mode discernement
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°660 du 5 septembre 2025, avec le titre suivant : Passons tous en mode discernement







