Par amour du risque

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 23 juin 2016 - 644 mots

C’était une promesse des avant-gardes, écrite dans leurs manifestes (ceux du futurisme ou du surréalisme, par exemple) et annoncée dans leurs enseignements (au Bauhaus notamment) : l’art peut se nicher partout, dans nos maisons, dans nos vies et même dans nos villes, à condition de savoir le dénicher. Cela n’a pas échappé à Brassaï qui, dès 1932, photographie au gré de ses flâneries les graffitis qu’il découvre sur les murs des rues. Il les a photographiés jusqu’à la parution de son livre Graffiti, en 1960. À cette époque, beaucoup d’artistes ont déjà quitté leur atelier pour travailler dans la rue, leur nouveau terrain de jeu. Raymond Hains, Jacques Villeglé et Mimmo Rotella, par exemple, y sont descendus non pas, comme le poétisait Breton, « pour tirer au hasard », mais pour extraire les affiches lacérées sur les palissades et révéler au monde leur beauté cachée. Ernest Pignon-Ernest décide quant à lui  de faire de la rue le théâtre éphémère de son œuvre. Dans  les années 1960, tout se passe alors comme si les artistes tentaient d’échapper aux musées dans lesquels on voulait  les enfermer, à l’instar de Buren qui intervient lui aussi dans la rue – in situ comme il dit. Avec cette contradiction soulevée par Ben dans l’une de ces vérités dont l’artiste a le secret :  « SI L’ART EST PARTOUT POURQUOI FAIRE DE L’ART ». Pourquoi, en effet ? Pour embellir le monde, pour exister, pour se révolter… voire pour déclarer son amour, comme le fit Cornbread, le premier à avoir tagué sa signature « pour attirer l’attention d’une jeune femme », écrit Magda Danysz dans son Anthologie du Street Art [éditions Alternatives, 2015, 30 €]. Mais, ajoute la galeriste, « cette mission qu’il s’assigne devient rapidement une quête à temps plein, au cours de laquelle il tague sa signature à la bombe aérosol partout où il peut. » Voilà donc comment est né l’art urbain : par amour.  À quel moment ? Au moment où Brassaï publie Graffiti. Car, si le graffiti est vieux comme le monde (depuis Lascaux et Pompéi, jusqu’aux murs de la prison d’Issoudun et sous les tentures du théâtre impérial de Fontainebleau), le mouvement street art prend son essor culturel à Philadelphie dans les années 1960. Depuis lors, une nouvelle page de l’histoire de l’art est en cours d’écriture, même si la discipline tarde à reconnaître son rejeton. D’abord en marge de l’art dit contemporain, puis, peu à peu, comme l’un de ses versants dynamiques, Banksy, JR, JonOne, Mark Jenkins étant des gens qui jouent désormais dans les deux cours.

Cette histoire possède  ses mythes (un certain « Kilroy was here » tagué durant  la Seconde Guerre mondiale), ses légendes et ses héros (Seen, Basquiat…), son héritage (le muralisme) et ses courants (le lettrage, l’abstraction…), ses techniques (le spray, le pochoir, le collage…), dont certaines sont étonnantes (la mosaïque de Space Invader ou le marteau-piqueur de Vhils), ses virtuoses (Swoon) et même ses conceptuels (Rero) ! Certains artistes  ont été formés aux beaux-arts, et n’hésitent plus à passer de  la bombe aérosol au pinceau, de l’installation à Internet.  L’art urbain est devenu un art (presque) comme les autres, avec les contradictions et les risques que cela engendre : JR à  la Galerie Perrotin et sur la pyramide du Louvre, cela a-t-il encore un sens ? Des villes qui chassaient hier les tagueurs pour les intégrer aujourd’hui dans des festivals (Bordeaux, Rouen, Besançon), dans un parcours (Bruxelles) ou un plan d’urbanisme (Marseille pour sa rocade L2), ne sont-elles pas suspectes de récupération marketing ? Mais les vandales sont devenus désirables. Signe peut-être, comme l’augure sur cette page Kongo, figure historique du graffiti en France que nous avons invité à intervenir avec ses lettres et ses coulures dans ce numéro de L’Œil, que « L’ART EST PARTOUT ». Les avant-gardes ont tenu leur promesse, réjouissons-nous en cet été.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°692 du 1 juillet 2016, avec le titre suivant : Par amour du risque

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