Le Jour où… Egon schiele a été arrêté !

Ils sont venus le chercher ce matin, à l’aube. On aurait dit que ces sales flics prenaient un malin plaisir à nous arracher à ce lit qui est, à l’évidence, le véritable objet du délit aux yeux de tous ces tristes puritains. « Attends-moi, Wally, je serai rentré dans quelques heures. Ne t’inquiète pas, mon amour. » Pauvre Egon, cette fois, je crois bien qu’ils vont le garder un moment. Depuis le temps qu’ils cherchent à nous coincer. C’était déjà pareil lorsque nous vivions à Krumlov. Au début, tout allait bien. La municipalité lui avait même prêté sa plus grande salle, pour qu’il puisse y peindre les toiles de grand format qu’il avait en projet. Hélas… Quand ils ont vu le résultat, l’atmosphère a brusquement viré à l’orage. Et, comme ils ne voulaient pas avoir l’air trop rétrogrades, au lieu de s’attaquer à son art, ils s’en sont pris à moi. On connaît la réputation des modèles. Et puis, avant Egon, j’avais vécu avec Klimt, alors… Pourtant, nous avions cru être prudents lors de notre départ de Krumlov. Egon voulait retourner à Vienne, là où tout se passe, mais j’ai préféré cette petite maison dans la forêt, à Neulengbach, à l’abri des regards. Enfin, c’est ce que je croyais jusqu’à ce matin, où ce gros policier qui me reluquait pendant que je tentais de me couvrir du drap froissé sous lequel nous dormions enlacés, un instant auparavant, me déclara sur un ton sentencieux : « Les gens qui se cachent ont quelque chose à cacher. » Je n’ai rien répondu. Cela sera sans doute retenu contre moi. Si j’avais parlé, cela aurait été pire. Je sais pertinemment ce qui les a amenés jusqu’à chez nous. « Immoralité publique », comme a dit un autre flic, un petit maigre avec une tête en lame de couteau, qui tenait Egon par le bras et l’entraînait dehors en se donnant un air mauvais. Tout a démarré avec cette gamine fugueuse, qui voulait qu’on la ramène chez sa grand-mère, à Vienne. On est donc partis pour Vienne mais, entre-temps, la petite a eu des engelures aux pieds, alors, forcément, on l’a ramenée à la maison. Erreur ! Le père, qui nous avait fait suivre, nous a accusés de kidnapping et même de viol. Enfin, comme si ça ne suffisait pas, est tombée l’accusation la plus terrible, celle qui a vraiment rendu Egon malade. En laissant des mineurs traîner dans l’atelier après l’école, il les aurait pervertis en les confrontant à des œuvres d’art érotiques. Voilà le vrai grief, pas ces ridicules accusations de rapt et de viol qui seront si faciles à démonter, mais la chose la plus scandaleuse, la plus impardonnable pour laquelle il n’existe pas de sentence assez forte : l’art d’Egon Schiele pervertit les âmes innocentes. Mais quelle hypocrisie, quelle farce tragique ! Egon a eu la naïveté de leur tendre un miroir sans complaisance. Ils ne le lui pardonneront pas. Alors, c’est certain, il ne rentrera pas ce soir. Il faut que je lui prépare des vêtements, un peu de nourriture, et surtout de quoi peindre, parce que je le connais, ne pas pouvoir travailler serait pour lui la pire des privations. Pendant que je prépare ces quelques affaires, je regarde le dessin qu’Egon a fait de moi avec une paire de bas noirs. Si le flic avait pu le voir ce matin, il l’aurait scruté comme il l’a fait avec moi, à la manière d’un morceau de viande qu’on s’apprête à découper. Pourtant, moi, quand je regarde ce portrait, c’est l’amour et le désir d’Egon que j’éprouve, et c’est une joie, même en ce jour de malheur.