Le jour de l’année 1914 où... Brassaï a dû s’enrôler dans l’armée hongroise

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 27 janvier 2014 - 548 mots

Tout le monde dit qu’il va y avoir la guerre cette année. Même mon père, qui est rentré bouleversé l’autre jour. Avec mes frères, Kalman et le petit Bandi, qui vient d’avoir deux ans, nous nous étions cachés dans le vestibule pour écouter la conversation des parents. J’ai entendu maman dire : « Ça n’est pas possible, pas avec la France ! » Lorsqu’elle est sortie du salon, au lieu de nous gronder, elle n’a rien dit, mais moi j’ai bien vu que ses yeux étaient tout rouges. Il faut dire que la France, c’est un peu l’amie de la famille. À la maison, on parle français, on lit en français, et puis surtout on a vécu en France, à Paris ! C’est mon père, Gyula Halász, un homme tellement élégant, qui a fait le voyage en premier, dans les années 1894-1895, pour aller étudier à la Sorbonne. Moi, je suis né en 1899, à Brassó, au pied des Carpates, au cœur de l’empire austro-hongrois et je m’appelle Gyula, comme papa. Mais, quand j’avais quatre ans, mon père nous a tous emmenés vivre à Paris. Il y avait papa, maman et Kalman, mon frère adoré, et on s’est installés dans une pension de la rue Monge, dans le Quartier latin. Quel bonheur ! Pendant que papa allait suivre des cours à la Sorbonne ou au Collège de France, nous on allait faire du bateau sur le bassin du Luxembourg.

Ça a duré un an, mais, pour le petit enfant que j’étais alors, cette année-là c’était comme toute une vie. Je me souviens des Grands Boulevards où ma mère me montrait des femmes élégantes dont les robes semblaient danser autour de leurs corps élancés. Elle me disait : « Regarde, Guyla, des Parisiennes ! », et ce dernier mot semblait concentrer toute la beauté du monde. On était comme des voyageurs permanents, flânant sans cesse dans cette ville merveilleuse : un jour la tour Eiffel, un autre l’Opéra, un troisième les Champs-Élysées avec les calèches et les tilburys. Une fois, on a pris l’omnibus Madeleine-Bastille. Et on est même allé au cinéma ! Paris, la Ville lumière, qui porte si bien son nom. Mais il y avait l’ombre, aussi. J’ai ce souvenir, à moins que ça ne soit un rêve, d’une promenade nocturne, avec Kalman et maman. C’était dans le quartier de Montparnasse, nous rentrions à pied à la maison, en passant par une rue qui coupe le cimetière en deux. J’ai vu un homme qui allumait un bec de gaz et, sous cet éclairage magique, j’ai aperçu un couple d’amoureux. Je suis resté bouche bée. Ce qui me plaisait plus que tout, c’était la lumière. On aurait dit qu’elle émanait d’eux. Aujourd’hui, je marche dans les rues de Brassó, mais rien n’y rallume la magie de l’enfance. Si la guerre a lieu, papa dit que je devrai servir dans la cavalerie. C’est ridicule, les chevaux ça n’est pas fait pour se battre, mais pour se promener au bois de Boulogne. Paris, Paris, Paris, un jour je reviendrai à Paris, et je n’en partirai plus. J’ai dans ma tête tant de souvenirs, j’ai accumulé tant d’images. Pour quoi faire ? Quand la guerre sera finie, je retournerai dans cette rue au milieu du cimetière et je trouverai la réponse.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Le jour de l’année 1914 où... Brassaï a dû s’enrôler dans l’armée hongroise

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