Actualité de la recherche

L’artiste entrepreneur, ses clients, ses actionnaires

Le Journal des Arts

Le 19 septembre 2012 - 888 mots

Tantôt surprenantes, sérieuses, amusantes ou déroutantes, les propositions des artistes entrepreneurs éveillent de plus en plus la curiosité des amateurs d’art et du grand public.

Qui se cache derrière la figure de plus en plus présente de l’artiste entrepreneur ? Qui est-il ? Que fait-il ? Qui sont ses clients et ses actionnaires ? Que se joue-t-il entre eux ? Que fait l’art entrepreneurial à l’art et à son marché ? Sont ici convoquées les démarches d’artistes tels Wim Delvoye, Fabrice Hyber, Dana Wyse, Jean-Baptiste Farkas, Jeff Koons, Damien Hirst, Bernard Brunon, etoy. CORPORATION, Raphaële Bidault-Waddington, Yann Toma, Philippe Mairesse, Emeric Lhuisset ou Takashi Murakami, et leurs postures étudiées et comparées afin de proposer une typologie originale.
Si les artistes entrepreneurs ont en commun la création d’une entreprise à caractère artistique – et ainsi l’activité de chef d’entreprise en tant que pratique artistique –, ces travaux ont révélé l’existence de deux types d’artistes entrepreneurs : ceux s’inspirant d’un modèle de société de personnes, et, d’autre part, ceux qui optent pour un modèle de société de capitaux.

Les premiers s’adressent ainsi à des clients auxquels ils vendent des produits d’art. Rencontre entre le monde de l’art et celui de la consommation, le produit d’art n’est ni une œuvre d’art, ni un multiple, ni un produit dérivé, ni un produit commercial : le produit d’art est vendu par certaines entreprises d’artistes. Il fait partie de la démarche artistique. Sa vente (et son achat) fait sens artistiquement. Fabriqué en de nombreux exemplaires, son prix est généralement bas. Parmi les plus vendus, on citera la poupée Wim Delvoye, les nombreux produits d’art Kaikai Kiki Corp./Takashi Murakami, ou encore les pilules de Jesus Had A Sister Productions/Dana Wyse qui, pour 12 euros environ, permettent d’exaucer nos désirs des plus inavouables tels que ne pas avoir d’enfants laids ou, pour les artistes, devenir célèbre sans effort.

La production de l’artiste financée par ses actionnaires
Les artistes ayant choisi un modèle de société de capitaux ouvrent le capital de leur entreprise à des actionnaires. Ceux-ci, contrairement aux clients, s’engagent sur un long terme ; ils participent à une expérience commune et ont un mode d’appropriation collectif. Ils se situent à l’intérieur de l’entreprise, au cœur de l’élaboration de l’œuvre. Il s’agit d’un modèle utilisé par Wim Delvoye, qui a ainsi créé « VZW Cloaca Ltd. » avec un capital de 300 000 euros constitué par les premières crottes de sa machine Cloaca – cent obligations avaient été créées. Yann Toma, président à vie de Ouest-Lumière, applique également ce mode de fonctionnement qui peut compter jusqu’à deux cents heureux actionnaires. etoy. CORPORATION, quant à elle, est enregistrée légalement depuis 2006, et possède un capital de 102 400 francs suisses (env. 85 000 euros) divisé en 640 000 actions valant 0,16 franc suisse chacune. Elle compte quatre administrateurs parmi lesquels Stefan Häfliger, son président. etoy.CORPORATION est une entreprise à vocation artistique, mais dont les membres ne revendiquent pas le titre d’artistes. Ces recherches portent à croire qu’un tel modèle se développera dans les années à venir, notamment pour les projets nécessitant d’importants moyens de production.

Mentionnons également le cas des prestataires de services, à l’exemple de Jean-Baptiste Farkas ou de Bernard Brunon. Ce qui est frappant dans cette pratique, c’est la disparition du public, des spectateurs, et la relation particulière instaurée entre le bénéficiaire et le prestataire : une relation directe incluant le paiement d’honoraires, sans objet d’articulation. Si aujourd’hui la pratique de ces artistes reste méconnue et bénéficie d’un faible degré de reconnaissance dans le monde de l’art, rien n’interdit de penser que Brunon et Farkas posent les bases d’une pratique qui pourrait se développer dans les décennies à venir. De plus en plus d’artistes proposeraient, non plus des œuvres, mais des services. Il ne serait pas illogique que les pratiques artistiques suivent les pratiques commerciales, et ainsi que le secteur tertiaire se développe en art.
Le public est alors constitué de ceux qui participent à cet art entrepreneurial : les clients et actionnaires d’entreprises artistiques telles que Jesus Had A Sister Productions, Ouest-Lumière, etoy.CORPORATION, Art Farm, That’s Painting Productions et tant d’autres. La disparition de l’œuvre et du spectateur qu’engendrent de telles pratiques artistiques n’est pas sans influence sur les rôles de chacun ; face à un art bouleversant nos habitudes, le rôle de la critique d’art est souligné. Galeristes et conservateurs devront quant à eux s’adapter à des pratiques aux économies singulières, et peu enclines à se lover dans le calme des musées.

Un code déontologique de l’artiste entrepreneur
Un nouveau schéma se met en place, dû à la fusion des sphères artistiques et commerciales, dans lequel il existe un rapport direct à l’argent entre l’artiste et son client ou ses actionnaires. La vente participe au processus artistique. Cette fusion ne peut se faire sans un socle éthique : la création d’un code déontologique propre aux artistes entrepreneurs est ainsi suggérée. Celui-ci, outre la manifestation de leur existence en groupe organisé et la garantie offerte au public, leur permettrait de faire acte de lobbying. L’organisation des artistes entrepreneurs apparaît aujourd’hui vitale, tout comme la conquête de nouveaux clients et actionnaires, sans lesquels l’aventure de l’art entrepreneurial perdrait son sens. L’actuel regain d’intérêt pour le travail de Fabrice Hyber, précurseur de telles démarches, annonce probablement de beaux jours pour les artistes entrepreneurs, leurs clients et leurs actionnaires.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°375 du 21 septembre 2012, avec le titre suivant : L’artiste entrepreneur, ses clients, ses actionnaires

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque