Art contemporain - Mode - Société

L’art, c’est du luxe ?

Par Stéphane Corréard · Le Journal des Arts

Le 3 juin 2025 - 619 mots

Voilà un mariage qui semble avoir acquis la solidité et l’éclat d’une pierre précieuse.

L’alliance entre art et luxe vient en effet de célébrer ses noces d’émeraude : en 1984 était inaugurée la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Jouy-en-Josas [Yvelines]. Ayant fêté cet anniversaire l’an passé, sa réouverture est annoncée lors de la semaine de la foire Art Basel Paris, le 25 octobre prochain, à l’emplacement de l’ancien Louvre des antiquaires. Luxueusement (!) réhabilités par Jean Nouvel, ces 16 000 mètres carrés s’ajouteront aux 10 000 de la toute proche Bourse de commerce de la Pinault Collection (propriétaire du groupe Kering) rénovés par Tadao Ando, et aux 12 000 de la Fondation Louis Vuitton, construits par Frank Gehry. Trois bâtiments signés par trois starchitectes lauréats du Pritzker Architecture Prize pour trois conglomérats majeurs du luxe… le tout dans un paysage institutionnel parisien fragilisé par la prochaine fermeture pour travaux du Centre Pompidou, puis du Palais de Tokyo [en 2026]. À l’automne, avec cette « nouvelle Fondation Cartier », cela fera en fait plus de quarante ans qu’art et luxe se superposent : ces noces, moins romantiques, sont dites « de fer ». Comme le métal dont la main du luxe est faite, dans le gant de velours de l’art ?

La frontière entre les activités des directeurs artistiques de la mode et celles des acteurs traditionnels de l’art n’a jamais paru si poreuse. Officiant chez Louis Vuitton, Pharrell Williams se faisait récemment commissaire d’exposition à la galerie Perrotin ; parti de sa maison de prêt-à-porter en 2009, Martin Margiela s’est réinventé en artiste, tout comme Hedi Slimane, longtemps designer phare chez Saint Laurent, Dior et Celine, actuellement photographe à plein temps. Dans l’autre sens, le brouillage est encore plus manifeste : outre les « collabs », comme celles de Takashi Murakami ou Yayoi Kusama avec Louis Vuitton, ou l’association entre Raf Simons et Sterling Ruby, le luxe s’attache régulièrement des artistes pour magnifier ses défilés, à l’instar de Xavier Veilhan (chez Chanel), Eva Jospin, Mickalene Thomas et Judy Chicago (pour Dior) ou Philippe Parreno (Louis Vuitton), tandis que le décorateur Pierre Yovanovitch habille son mobilier de peintures de Claire Tabouret, et que son confrère Peter Marino fait régulièrement appel à Jean-Michel Othoniel.

Alors qu’un savoir-faire personnel n’est plus un prérequis pour s’établir comme artiste, la tentation est grande de s’attacher le meilleur, celui des artisans de haute facture, sur lesquels s’appuient depuis toujours les industries du luxe : il en va ainsi d’Othoniel avec les maîtres verriers de Murano, ou de Raphaël Barontini, dont la monumentale tapisserie dévoilée ce printemps au Palais de Tokyo est due à Amal Embroideries (Mumbai), fournisseur de Dior – logique, puisque l’artiste a lui-même bénéficié d’une résidence artistique LVMH Métiers d’art.

Progressivement, les standards de production de l’univers du luxe, superlatifs, s’imposent ainsi dans la pratique de l’art : dissociation entre conception et réalisation, objets spectaculaires et parfaitement finis, outils technologiques dernier cri, techniques et matériaux coûteux, prouesses démonstratives, formes logotypes, univers visuels immédiatement identifiables, associations avec les grandes figures du sport ou du divertissement…

Façonnées pour s’intégrer sans aspérité aux modes de vie et aux intérieurs de la fraction la plus sophistiquée des 330 millions de consommateurs du luxe, les sculptures rutilantes, les photographies XXL, les projections immersives et autres peintures ultraléchées (si possible de grands formats) d’aujourd’hui semblent parfois formatées sur mesure pour du « shopping intelligent ».

« Ainsi, constatait ironiquement le critique américain Hal Foster dans son ouvrage Design & Crime (2002, [1]), le projet ancien de réconcilier l’Art et la Vie, que firent leur, chacun à sa manière, l’Art nouveau, le Bauhaus et de nombreux autres mouvements, s’est enfin accompli, non en suivant les ambitions émancipatrices de l’avant-garde, mais en obéissant aux injonctions spectaculaires de l’industrie culturelle. »

Note
(1) Éditions Amsterdam, traduction française 2008, éd. Les Prairies ordinaires.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°655 du 9 mai 2025, avec le titre suivant : L’art, c’est du luxe ?

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