Société

Du plaisir aristocratique d’être seul dans un musée

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 9 juin 2021 - 631 mots

Au fond, toute histoire est expérimentale. La pandémie présente aura été un temps de grandes et petites expérimentations, et dans quantité de domaines.

Arrêtons-nous, pour l’instant, à celui du « patrimoine », et commençons par la fin. La réouverture des musées et des monuments historiques offre en ce moment, à travers l’Occident, un joli cadeau aux amateurs. Le cumul des restrictions de jauge et de la quasi-disparition des touristes étrangers livre en effet les uns et les autres à un public considérablement – et, peut-on penser, provisoirement – réduit. Se retrouver, comme j’en ai fait l’expérience récemment, au Louvre seul devant La Dentellière de Vermeer peut passer pour un plaisir royal. Au reste, il y aurait déjà beaucoup à dire sur la différence d’ambiance selon que vous vous retrouvez absolument seul ou presque seul, assis ou debout, dans une salle grande ou petite. Reste une question plus fondamentale, en tous les cas plus dérangeante dès lors qu’elle nous met en face de la pierre d’achoppement classique, depuis la nuit des temps : la contradiction entre nos principes et nos intérêts. En d’autres termes : jusqu’où peut-on critiquer la « massification » des pratiques culturelles, tout en se félicitant de leur « démocratisation » ?

Depuis le Siècle des lumières et l’instauration corrélative de la souveraineté populaire, aucune politique culturelle ne peut se permettre d’afficher un élitisme exclusif. Même si, dans les faits, coexistent ici trois lignes – monarchique, libérale et démocratique –, aucun régime politique moderne, aucune institution culturelle publique (et la plupart des institutions privées), aucune maison d’opéra par exemple – type achevé de la ligne monarchique –, ou aucun musée d’art contemporain – type achevé de la ligne libérale – ne peut manifester ostensiblement son indifférence aux intérêts du « public », de la « société », du « peuple ». Sans aller jusqu’à parler d’hypocrisie (cet « hommage que le vice rend à la vertu » , comme l’a dit La Rochefoucauld), avançons une sorte d’aveuglement qui, pour le coup, évoque Bossuet (« Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer » ). Partout abondent les musées sans visiteurs et, un peu plus rares, les monuments désertés, mais, une fois repu des charmes de La Vérité rousse de Jean-Jacques Henner dans le charmant musée parisien voué à cet artiste, s’il vous vient l’envie de vous confronter aux vitraux de la Sainte-Chapelle ou de visiter l’exposition gros calibre (« blockbuster ») dont tout le monde parle – et n’est-ce pas votre droit ?, adieu la volupté prolongée, pénétrante, fascinée.

Assurément, nous pouvons saluer la dématérialisation moderne qui, d’un côté, nous a accablés de visioconférences, mais, de l’autre, nous offre toute une batterie d’outils visant à conjurer cette contradiction : ici des logiciels de réservation à distance permettant de réguler les flux ; là, plus en profondeur, toute une politique de numérisation permettant d’accéder sans limite aux objets et aux lieux, et aussi de jouer à l’infini avec eux. Demeurent deux difficultés. L’une tient aux institutions, engagées dans la spirale du « toujours plus » en matière de budget, et donc, par compensation, de fréquentation. Il est assez facile de la dénoncer, un peu moins de la contrecarrer dès que la pandémie sera du passé. Mais l’autre difficulté tient au public, à la société, au peuple : au nom de quoi interdira-t-on aux millions de touristes proche-orientaux ou africains qui, il faut l’espérer pour eux, vont demain ou après-demain se précipiter au MoMA de New York ou à Venise, en quête de la même jouissance à laquelle ont accédé des millions de touristes asiatiques, qui se sont eux-mêmes ajoutés à des millions de touristes occidentaux : la jouissance d’un rapport physique, immédiat et, pour tout dire, intime à une création ? La pratique de cette religion-là, on ne l’interdira pas si facilement.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°569 du 11 juin 2021, avec le titre suivant : Du plaisir aristocratique d’être seul dans un musée

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