Cinquante ans après

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 2 février 2018 - 619 mots

Parmi les très nombreuses expositions passionnantes prévues à Paris cette année - beaucoup portent sur l’Asie et sur les robots, dont l’Asie est le promoteur -, on peut regretter qu’aucune ne revienne sur les « événements de mai 1968 », à l’occasion de leur cinquantième anniversaire, sinon une rétrospective, sûrement passionnante, des journaux et des photos à la Bibliothèque nationale.

 

Pour la plupart de nos contemporains, Mai 68 s’est enfoncé dans les limbes du souvenir. Ou plutôt, ce moment particulier se trouve encore dans le purgatoire incertain dans lequel se trouvent les artistes et les événements de l’histoire pendant un long moment après leur disparition, avant que le temps ne décide ce dont la mémoire humaine se souviendra.

On se souvient de la phrase prêtée à Zhou Enlai à qui on demandait ce que l’histoire retiendrait de la Révolution française et qui aurait répondu qu’« il est encore trop tôt pour le dire ». La boutade se prête plus encore à Mai 68, qui ne fut pas qu’un événement français, mais qui toucha d’abord les États-Unis, puis l’ensemble de l’Occident. Pour certains, ce fut une bouffée délirante anarchique, qui détruisit une partie importante des valeurs fondant la société occidentale, au profit d’un hédonisme de pacotille. Pour d’autres, ce fut un premier coup de butoir libératoire dans le corset du moralisme patriarcal, qui enfermait les potentialités de la jeunesse, encore au service du désir de puissance de leurs aînés.

De fait, cela a correspondu à l’entrée des femmes et des adolescents sur le marché, comme consommateurs, puis comme citoyens et producteurs. Ont été glorifiées les valeurs du changement, du nomadisme, de l’individualisme, du narcissisme, du refus de la hiérarchie, dont on retrouve les traces dans le comportement ultérieur des leaders de ces mouvements, devenus des papes de la publicité ou de la politique la plus classique ; et dans les comportements des petits-enfants des jeunes de cette époque, caractérisés comme « la génération Z », dont les valeurs sont cinquantenaires.

Mai 68 fut ainsi l’accoucheur de la globalisation de la démocratie de marché, de l’entrée des classes moyennes dans ses plaisirs et ses illusions ; et des formes de l’art qui s’y rattachent. Car, comme à chaque soubresaut politique, les artistes furent en 1968 en première ligne dans ces batailles. Comme au temps de Diderot, ou à celui de Baudelaire, on critiqua avec violence l’art dominant ; on ferma des écoles de beaux-arts, on railla des maîtres jusque-là portés au pinacle ; on adora de nouvelles formes d’art.

Sans doute peut-on attribuer à ce mouvement plus de changements en musique et au cinéma que dans d’autres arts. De fait, il se définit même par des œuvres iconiques comme celles qu’on entendit au jubilatoire Festival de Woodstock ou des films comme le si prémonitoire Easy Rider, l’un et l’autre préparés en 1968 et réalisés l’année suivante.

Dans les autres arts, d’énormes libérations eurent lieu, sans qu’elles puissent toutes être rattachées aussi directement à Mai 68. Sans doute en trouve-t-on des traces innombrables en peinture, en sculpture et dans les arts nouveaux surgis depuis ; dans un refus de l’académisme et une apologie de l’improvisation, de la rue, du peuple. Dans une apologie assumée du narcissisme des artistes. Une grande exposition, quelque part, aurait été l’occasion d’une réflexion sur ces enjeux, dont nous vivons aujourd’hui les conséquences. Mais sans doute est-il encore trop tôt.

Quand on saura affronter avec courage l’insolence de ce mouvement, cela sera la preuve qu’on aura su en retenir le meilleur : non pas l’individualisme égoïste, mais le devenir soi créateur. Sans doute faut-il attendre qu’un prochain événement du même genre fasse repartir le balancier en sens inverse, vers l’altruisme. Quand ? Où ? Nul ne le sait, mais il aura lieu.

 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°494 du 2 février 2018, avec le titre suivant : Cinquante ans après

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