Art français : nationalisation ou OPA ?

Par Stéphane Corréard · Le Journal des Arts

Le 22 octobre 2008 - 1090 mots

À la suite de notre dossier consacré à la scène française dans le JdA no 287 (19 septembre 2008), nous avons reçu de Stéphane Corréard le texte suivant.

Comme tout actif dévalué, l’art français excite les convoitises. Il est vrai que, systématiquement minorés depuis leur défaite historique face à l’Amérique à la Biennale de Venise en 1964, nos artistes constituent un gisement depuis lors sous-exploité. L’État français et des marchands américains commencent à se disputer le filon, mais n’est-ce pas le rôle de la critique que de définir une vision française de l’art ?

Une volonté politique, et non artistique
Le basculement de 1964 reste souvent mal interprété. Ce qui a été sanctionné cette année-là à Venise, en primant Rauschenberg plutôt que Bissière, ce n’est pas le débordement de nos maîtres par leurs élèves américains sur leur propre terrain, puisque d’évidence ces deux-là évoluaient sur des registres bien distincts. Cet échec était bien celui de l’institution française, qui supportait à bout de bras une école de Paris embourgeoisée, totalement déconnectée des enjeux internationaux de l’art de son époque. Loin de tirer les justes leçons de cette humiliation, nous n’avons eu de cesse de promouvoir, avec parcimonie cependant, les artistes intégrant le mieux les règles du jeu de l’adversaire. Dans cette stratégie du caméléon, l’art français a espéré survivre par mimétisme, en se fondant dans le paysage artistique international ; il n’y a que trop bien réussi : les artistes français sont devenus invisibles.
À l’image de Pompidou ordonnant l’exposition « 72/72 », Villepin dut réclamer, à l’occasion de la FIAC 2005, une inflexion radicale des habitudes. L’autocritique à laquelle le milieu officiel de l’art renâclait, c’est donc enfin sa tutelle qui l’y contraint. Classiquement, le manque de moyens est invoqué ; on réclame un lieu supplémentaire à Paris pour y exposer notamment les artistes français en milieu de carrière, lesquels en retour acceptent de donner de la voix en ce sens.
En somme, après les pêcheurs et les ouvriers des chantiers navals, c’est au tour des artistes de se tourner vers le pouvoir central en réclamant toujours plus d’un État en faillite déclarée. Suspense insoutenable quant au verdict : sera-t-il d’inspiration jacobine (« Entre nous c’est du sérieux »), ou ultralibérale (« Casse-toi pauvre con ») ?

Un bon artiste français est un artiste mort
Face à ce dilemme apparemment cornélien, une alternative s’esquisse au niveau du marché. Phénomène récent, deux galeries new-yorkaises de premier plan ont offert leurs cimaises à deux artistes ayant toujours vécu en France, Martin Barré et Tetsumi Kudo. Deux bémols néanmoins assourdissent le légitime cocorico qu’accompagne pareil événement. Barré et Kudo sont morts depuis plus de quinze ans. Et ils n’ont, de leur vivant, guère été défendus par les musées et centres d’art français : à peine trois expositions institutionnelles pour Barré, aucune pour Kudo. Difficile néanmoins d’accréditer la thèse d’un manque d’espaces disponibles : dans une période comparable, [Claude] Viallat a bénéficié de près de cinquante expositions institutionnelles monographiques, dont la moitié dans des musées, y compris parisiens. Comment nier que tous les artistes ne sont pas égaux dans la file d’attente institutionnelle ?
On aurait tort cependant de se réjouir trop vite de la gloire posthume de Barré ou Kudo. Pas seulement parce que cette satisfaction est teintée du regret qu’ils n’aient pas bénéficié, de leur vivant, de la légitime considération que leur œuvre aurait dû leur valoir. Mais aussi parce que, dans un marché global mondialisé, la nationalité d’artistes pris isolément n’a plus la même importance ; les entreprises elles-mêmes n’ont plus d’appartenance nationale.
Si l’on s’agite du côté politique comme du côté marchand, il n’échappe à personne que les préoccupations artistiques sont singulièrement absentes du débat. Or c’est bien au nom de l’art, et des artistes, que cette agitation se commet.

Vers une vision française de l’art
L’art, en France, ne souffre pas d’un manque d’institutions : notre pays fournit, en la matière, un effort public qui n’a guère d’équivalent dans le monde. Il ne souffre pas non plus d’ignorer les lois du marché : on lui reproche assez souvent au contraire de célébrer ses stars sans vergogne. Ce qui fait le plus défaut de manière endémique depuis les années 1960, c’est la définition d’une vision française de l’art.
Lorsque l’Américain Martin Scorsese inaugure la nouvelle Cinémathèque française, il déclare, « au nom des réalisateurs du monde entier » : « C’est notre demeure spirituelle. » Parce que la Cinémathèque française est un des berceaux de la cinéphilie, elle incarne une vision française du cinéma. Dans ce domaine aussi, la France a été à la source d’une certaine modernité ; sa domination a été contestée. Mais elle a su trouver la voie d’une « vision française » qui défend pied à pied l’« artisanalité », la complexité et la diversité de la création, la « politique des auteurs ».
Une pareille vision française de l’art existe. C’est celle de la critique d’art, cette irremplaçable invention bien française. C’est celle de Diderot, de Baudelaire, d’Apollinaire, de Fénéon, de Breton, une vision poétique, culturelle, anarchiste de l’art, régie par les seules exigences de l’esprit et de la pratique, faisant fi de la respectabilité que procure l’institution, comme du chant des sirènes du marché, et pour laquelle chaque œuvre est la marque d’un déplacement de la pensée, et non la répétition stérile et mercantile d’un logo.
Cette vision française de l’art a été développée, récemment, par au moins trois grands critiques : Pierre Restany, Bernard Lamarche-Vadel et Catherine Millet. Ils ont consacré la majeure partie de leur énergie critique à rendre compte de leur regard sur les œuvres élaborées en France. Ils ont entrepris sur ce sujet des expositions et des ouvrages à la fois profondément engagés et pluralistes. Ils ont témoigné que leur propre panthéon intime mêlait sans complexe artistes français et [créateurs] étrangers unis par une même vision de l’art. Qu’on parte de là, de ce désir viscéral que chacun de ces grands critiques a eu de « formuler le matériel de son admiration » en « songeant à l’art avec l’intention d’en être bouleversé » (Lamarche-Vadel) : qu’on édite et qu’on étudie leurs textes, qu’on les transpose enfin en des expositions engagées sur l’art en France depuis 1960. Qu’on accepte que les conservateurs doivent conserver, les marchands marchander, et les critiques critiquer ! Que l’art français abandonne l’indistinction, l’« uniformisme » et le « panurgisme » de la version officielle pour parvenir à un consensus profond sur sa propre histoire, en révisant des hiérarchies obsolètes et en mettant fin à d’absurdes rentes de situation.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°289 du 17 octobre 2008, avec le titre suivant : Art français : nationalisation ou OPA ?

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque