Dominique Brême : exposition et pédagogie

"Aimez-vous Vignon ?"

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1994 - 507 mots

\"Si Claude Vignon était un acteur de cinéma, il serait : Fabrice Lucchini, Gérard Depardieu, Michel Bouquet, Louis de Funès ?\" Pour absurde qu’elle paraisse, la question a bel et bien été posée, avec douze autres, dans le dossier pédagogique que les enseignants – et tout autre curieux – pouvaient se procurer à l’entrée de l’exposition \"Vignon\", présentée au Centre européen d’échanges et de communication d’Arras jusqu’au 13 juin dernier.

Et si Vignon pratiquait un sport, serait-ce plutôt "de l’escrime, du canoë-kayak, de l’équitation, du golf ?" Mais au fait, "quel éclairage préférez-vous : la bougie, la lumière naturelle, le néon, l’éclair ?"

Les soirées entre amis
"Aimez-vous Vignon ?" : telle est la question à laquelle ce "jeu-test", destiné aux élèves, se proposait de répondre... à leur place. L’analyse chiffrée de ses réponses devait éclairer le jeune visiteur – en dépit de lui-même – sur la nature de ses goûts. 30 à 39 points : "Vous devez aimer Claude Vignon, son éclectisme, sa curiosité, sa fougue, sa générosité. Comme lui, vous aimez foncer, vous aimez les soirées entre amis, les voyages." 20 à 29 points : "Vous êtes raffiné et aimez les beaux objets, les vêtements coupés avec élégance... En art contemporain, voyez du côté du Pop’Art, du Land Art." Et 3 points pour le canoë-kayak, 0 pour le golf. 3 points pour Depardieu, 1 pour Michel Bouquet. 1 pour le néon et 0 pour l’éclairage naturel... ! Le prétexte est ludique, certes, mais la méthode est inepte, et la finalité échappe. Il semble bien que la machine à communiquer ait été convoquée pour une opération nivellement par l’absurde, brouillage de cartes et noyade de poisson, le tout à grand renfort des ficelles les plus grossières du marketing le plus vulgaire et le plus racoleur. Mais il semble aussi qu’il n’y ait rien d’autre à vendre, dans toute cette affaire, que de la communication : une forteresse vide en dérapage constant, une mousse cancéreuse apparue sur la tour de Babel, un organe appelant vainement sa fonction dans l’antichambre de la folie et du désespoir.

Beaucoup de bruit, dira-t-on, pour un test qui ne prête guère à conséquence. Il faut voir. Un amalgame aussi trivial de passé et de présent, de sacré et de profane, de visions simplistes et dérisoires, d’interpolations aléatoires, de structures logiques abandonnées à leur déficience, est impropre à la constitution d’un savoir, plus encore à celle d’un modèle culturel auquel s’identifier. Les enfants n’y trouvent pas leur compte, et le prétexte de s’adresser à eux avec simplicité dissimule mal la vacuité intellectuelle d’un système qui se refuse pudiquement à être ce modèle, à proposer une voie philosophique, spirituelle et morale. Il y a quelque sourde lâcheté à s’interroger ensuite sur les états d’âme d’une jeunesse désabusée.

Quelle sorte de fond faudra-t-il atteindre pour que les pouvoirs publics, les enseignants et les conservateurs chassent – mais en sera-t-il encore temps ? – les marchands du temple avec les égards dus à leur rang ?

Dominique Brême, assistant à l'université Charles de Gaulle - Lille III

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : "Aimez-vous Vignon ?"

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