Restitutions

Dans les ténèbres du docteur Lohse

Par Philippe Sprang · L'ŒIL

Le 12 novembre 2010 - 2633 mots

L’œil a pu identifier l’origine d’un tableau de Philips Wouwerman retrouvé en 2007 dans un coffre appartenant au marchand d’art Bruno Lohse. Ce tableau a été volé aux Rothschild pendant la guerre. Or Lohse n’était ni plus ni moins que le représentant de Goering en France.

Bruno Lohse : son nom reste solidement associé au pillage des collections juives en France pendant l’Occupation. Il en fut l’un des principaux protagonistes, ce qui lui valut d’effectuer de la prison, une partie en Allemagne, aux mains des Américains, et une autre partie en France, à la maison d’arrêt du Cherche-Midi, alors qu’il attend de comparaître devant le tribunal militaire. Il est libéré en 1950 avant de reprendre tranquillement ses activités de marchand d’art. Mais de forts soupçons pèsent sur son réseau et sur l’origine de certaines toiles.

Né le 17 septembre 1911 à Dingdorf en Westphalie, Bruno Lohse est diplômé d’histoire de l’art à Berlin, en 1929, puis à Francfort, en 1935 et 1936. Il connaît son sujet. Au point de se lancer entre 1936 et 1939 dans le commerce d’œuvres d’art depuis le domicile familial. Dans le même temps, il a rejoint le parti nazi et enseigne l’éducation physique dans la SS. « Lohse a commencé sa carrière comme petit marchand de tableaux, mais sa situation s’est très vite améliorée dès qu’il fit partie des SS », témoignera Walter Borchers, expert allemand et ancien collègue de Lohse. La guerre éclate, voilà Lohse ambulancier, puis tankiste lors de la campagne de Pologne, hospitalisé puis enfin affecté à un régiment de réservistes. Sa vie change le 22 janvier 1941 : il parle français, il connaît l’art, on lui demande de rejoindre Paris afin de renforcer l’ERR, mis en place par le IIIe Reich et qui porte le nom de l’idéologue Alfred Rosenberg. Ce service est chargé de gérer les ressources culturelles et notamment d’en extirper l’art « dégénéré, enjuivé ». Chacun des pays occupés dispose d’une succursale de l’ERR. L’organisme saisit les principales collections juives qui enrichissent les dignitaires du Reich. Hitler en premier, bien évidemment, et Goering ensuite. La machine à spoliation de l’ERR tourne à plein régime et touche de nombreuses collections juives : Rosenberg, Alphonse Kann, Lévy-Benzion, Leven, Reinach, Wassermann... 

Goering embauche Lohse
Les caisses affluent au musée du Louvre, elles sont ensuite expédiées au musée du Jeu de paume transformé pour l’occasion en centre de tri. Les œuvres sont classées, photographiées, cataloguées, estimées, Bruno Lohse est là pour donner un coup de main. Il doit repartir fin février, mais deux jours avant son départ, le responsable de l’ERR parisien, Kurt von Behr, lui demande de prolonger son séjour : on attend la visite de Goering. La rencontre entre les deux hommes date vraisemblablement du 9 mars 1941. Lohse a pour ordre d’escorter le dignitaire nazi à travers le musée du Jeu de paume. Il est spécialisé dans la peinture hollandaise, tout spécialement celle du xviie, et impressionne Goering par ses connaissances. Le Reichsmarschall le convoque dans son bureau du Quai d’Orsay : Bruno Lohse sera son représentant spécial à Paris en matière artistique. Le 21 avril, il est intégré dans la Luftwaffe avec rang de caporal. Il est SS, membre du parti nazi et il dispose des faveurs de Goering. On lui donne désormais du « docteur Lohse ». Lorsqu’il a un moment, il n’hésite pas à faire un détour par l’hôtel Drouot. Le 1er avril, lors de la vente de la comtesse de Bonneval, il se porte acquéreur de deux panneaux peints de l’atelier de Cranach pour 120 000 francs. Goering écrème littéralement le musée du Jeu de paume. Il y a ses habitudes depuis l’automne 1940, il se fait montrer des œuvres et opère son choix. En 1941, il y vient une douzaine de fois. Il a désormais un homme de confiance dans la place. Bruno Lohse organise à chaque fois une exposition pour son maître.

Les employés de l’ERR se méfient de ce jeune homme qui appartient à la SS, le bras armé du parti nazi. Ses admirateurs, rares, évoquent « sa vitalité athlétique, [il était] prêt à jouer le tout pour le tout, montrant un courage personnel, un amour de l’art désintéressé et [ il était] toujours prêt à user de son influence auprès de Goering pour aider ses compagnons allemands ou les Français avec lesquels il était en relation », rapporte Matilda Simon (The Battle of the Louvre, 1971). Rose Valland (lire encadré) voit plutôt en lui « un affairiste » : effectivement, en véritable virtuose, il joue sur tous les tableaux, c’est le business qui l’intéresse.

Pragmatique, lui le SS qui se vante en public d’avoir tué des juifs de ses mains (courrier de Ehrengard von Portatius à Rose Valland le 8 novembre 1951) – une triste vantardise –, il n’hésite pas à prendre à son service Allan Loebl, un marchand d’art, juif, pour lequel il obtient des passe-droits. En contrepartie de quoi Loebl présente à Lohse les meilleures pièces, mais aussi ses relations dans le milieu de l’art. Une autre fois, Lohse parvient à faire libérer la femme du président du Syndicat des marchands d’objets d’art, Mme Cayeux de Sénarpont, internée à Drancy comme israélite. Moyennant quoi, en 1943, il demande à son mari qu’il lui établisse une liste de tous les objets appartenant à des juifs. Cayeux parvient à faire traîner les choses en longueur.

Sa proximité avec la Gestapo va jusqu’à provoquer la crainte de ses interlocuteurs et collègues de travail. Il va croiser le chemin d’un authentique voyou à qui il donne du « monsieur Henri » pour Henri Lafont, un pseudonyme pour Henri Chamberlin. C’est une figure éminente de la France de l’Occupation, il dirige la Gestapo de la rue Lauriston, constituée d’anciens repris de justice. Lafont a pour lieutenant Bonny, un ancien officier de police. Ils s’enrichissent aux dépens de tous et pratiquent la torture. De très gros lascars en uniforme vert-de-gris. Ce sont eux qui procéderont au braquage et à l’enlèvement de la collection Schloss en zone libre pour le compte de Lohse (lire page 34). 

Lohse fait son marché
1942, c’est la grande année de Bruno Lohse. En ce mois de juillet, à Paris, il est à son aise. Il vient d’emménager dans un nouvel appartement à proximité du rond-point des Champs-Élysées, au 3, avenue Matignon. En juin, pour son nouveau domicile, il emporte discrètement des tapis et des meubles parmi les biens saisis aux familles juives. Par ailleurs, des toiles sont extraites du Jeu de paume, dans ce que l’on appelle alors « la valise ». Le docteur Lohse se sert souvent de « la valise », comme le 16 juillet 1942 : il emporte deux tableaux de la collection Rosenberg, La Fenêtre ouverte de Matisse et un portrait de femme de Renoir. « Vendus, échangés ? », s’interroge Rose Valland. Six jours plus tard, il rentre chez lui avec de l’argenterie. Le 27 juillet, la sentinelle de garde l’empêche de sortir avec un tapis, mais le 12 août il arrive à ses fins. « Le 31 octobre, quatre tableaux ont été emportés par le Dr Lohse dans sa voiture », note Rose Valland. Le 26 novembre, en compagnie du marchand Rochlitz, personnage de premier plan pour le pillage des collections juives, Bruno Lohse sort trois tableaux dont un Delacroix et un Utrillo, toujours de la collection Rosenberg. Le 1er décembre, il s’empare encore de trois toiles : deux Matisse et un Utrillo.

Si 1942 est un grand millésime pour Lohse, 1943 reste somme toute convenable. Le 5 mars, il part avec cinq toiles dont deux Boudin appartenant aux collections Rosenberg et Kann, un Sisley de la collection Rosenberg et un paysage de Bonnard provenant de la collection Lévy-Benzion. Le 6 avril, un paysage de Van Goyen de 1,20 m sur 0,80 cm a ses faveurs. Pour juillet, Rose Valland note : « Un tableau (très important ?) et une tapisserie ont été emportés à Berlin par le photographe Simokat (...) de la part du Dr Lohse. Ce dernier a demandé au chef emballeur de ne dire à personne dans le musée le nom de ce tableau et son départ secret dont il le rendait responsable. » 

Une partie de bonneteau
En marge de son travail pour l’ERR et Goering, voire Himmler, Lohse fait donc des affaires pour lui. Une de ses techniques : faire acheter par un tiers, puis racheter ensuite. C’est vrai pour un tableau d’Osterlind, représentant une petite maison au milieu d’arbres, vendu en octobre par l’ERR, idem pour « un paysage d’eau et de forêts signé R. Véron 1896 » qui, pour Rose Valland, suit « les mêmes pérégrinations que le tableau d’Osterlind ». Il procédera ainsi avec des tableaux de la collection Schloss. « Le 23 novembre 1943, deux caisses très lourdes sont adressées au Dr Lohse au Jeu de paume, elles partiraient pour Kogl (sic) avec l’expédition du 26 novembre. » Rose Valland note tout. Et comme si cela ne suffisait pas, en plus d’une voiture de fonction banalisée, d’un uniforme de SS et d’un titre de représentant personnel de Goering pour les questions artistiques, il va bientôt remplacer von Behr à la tête de l’ERR. « (…) le Dr Lohse a la signature à la Banque de France et dispose donc d’un crédit et d’une confiance illimités », conclut Rose Valland dans un chapitre de son carnet. Quand il n’est pas en villégiature sur la Côte d’Azur ou en voyage d’affaires tant en Belgique, en Suisse qu’en Italie, Lohse passe une bonne partie de son temps à Paris à gérer son petit business. Peu ou pas de sortie si ce n’est au Shéhérazade, un cabaret en vogue sous l’Occupation, où il entretient pendant plus d’un an une liaison avec l’une des entraîneuses, pour ensuite rencontrer une autre demoiselle qu’il emmène lors de ses voyages sur la Riviera ou en Suisse. Et de temps à autre, il s’autorise un petit restaurant bien qu’il ne supporte pas l’alcool en raison de son ulcère au duodénum. Il souffre aussi des reins, mais ce n’est pas en raison d’éclats d’obus, non, il est simplement sujet aux coliques néphrétiques. C’est moins glorieux, mais tout aussi douloureux. 

Lohse protège son butin
Lohse donne le meilleur de lui en juillet 1944. « Départ à grand fracas de Lohse pour la Normandie, revolver à la ceinture. Il dit son enthousiasme d’aller à la bataille. Il revient deux jours après, sa camionnette chargée de volailles, de beurre, d’un agneau à faire rôtir. À la suite de cet exploit, un grand festin a lieu le 28 juillet au 54, avenue d’Iéna avec le baron Von Behr. » Un témoignage savoureux de Rose Valland qui nous rendrait Lohse presque sympathique.

Arrêté en juin 1945 alors qu’il s’était réfugié dans le sud de l’Allemagne, interrogé par les services secrets américains, il est renvoyé en France où un tribunal militaire enquête sur ses activités. Malgré ses dénégations, Lohse semble avoir pris toutes ses précautions pour mettre à l’abri documents et marchandises. En novembre 1948, sous couvert d’anonymat, un Allemand, ancien de l’ERR de Paris, déclare avoir vu Lohse, le 29 avril 1945, « revenir de la montagne » très tôt avec une pelle et pense qu’il aurait enterré, dans la nuit du 28 au 29, plusieurs caisses pouvant contenir des correspondances compromettantes et de petites peintures hollandaises. 

Les militaires américains enregistrent la déposition de ce témoin qui, s’il paraît passablement agité, n’en livre pas moins des informations extrêmement précises. Il explique que les caisses enterrées auraient été tenues prêtes en permanence dans le bureau de Lohse et que les peintures en question consistaient en « une scène de village avec obélisque » de Teniers appartenant aux Rothschild, un Guardi, Venise, et une toile de Boucher, Madame de Pompadour, appartenant à la collection d’Alexandrine de Rothschild. L’informateur allemand évoque également deux volumes reliés en maroquin rouge contenant les photographies de la collection Schloss, effectuées à la demande de Lohse. Par ailleurs, en août 1949, cinq tableaux déposés par Lohse en 1942 ou 1943 ont été récupérés chez un pêcheur des environs de Füssen.

En 1950, après cinq ans de détention provisoire, un tribunal militaire condamne Lohse, selon certaines sources, à une vingtaine d’années d’emprisonnement, mais il est relâché dans la foulée et interdiction lui est faite de reprendre sa vie de marchand de tableaux. Il rejoint Munich peu après. En 1951, des officiers américains ont vent que Lohse envisagerait d’ouvrir une salle des ventes à ­Düsseldorf, associé à d’autres marchands très impliqués dans le trafic de biens juifs tels que le marchand suisse Theodor Fischer, Alois Miedl ou encore Günther Quandt, premier mari de Mme Goebbels. La crème de la crème. L’affaire n’aboutira pas, mais plusieurs de ces tristes personnages se sont remis à vendre et acheter des tableaux. À la fin des années 1950, Lohse participe à la « révolte » de ces marchands allemands qui réclament aux commissions de récupération alliées le retour de leurs tableaux. Ensuite, il reprend une activité dans le négoce de tableaux alors que sa condamnation était pourtant assortie d’une interdiction d’intervenir sur le marché de l’art. 

Un témoignage à décharge
Maurice Philip Remy, journaliste, scénariste et réalisateur, a connu Bruno Lohse à la fin des années 1980. Il prépare un article pour le magazine Stern sur le pillage artistique pendant la Seconde Guerre mondiale. Lohse, sur lequel il écrit actuellement un livre, est devenu au fil du temps une de ses sources. Il réfute le portrait qui est fait de Lohse. Il parle de son extrême sobriété, dit de lui qu’il était intelligent et direct et affirme que ce dernier a été blanchi à l’issue de son procès parisien.
Selon Maurice Philip Remy, lorsque Goering a convoqué Lohse au Quai d’Orsay pour le prendre à son service, ce dernier aurait posé comme condition de ne s’occuper que d’acquisition sur le marché de l’art légitime. On imagine pourtant assez mal Lohse, un militaire de base, négociant avec Goering les termes de son contrat de travail ! Le journaliste explique encore que Lohse travaillera après la guerre pour la galerie Wildenstein, dont il se disait volontiers le représentant. Mais interrogés, les responsables de la galerie sont formels, Bruno Lohse n’a jamais travaillé pour Wildenstein.

Pourtant sous l’Occupation, Lohse entretenait des relations d’affaires suivies avec Roger Dequoy, l’homme de paille placé par Wildenstein à la tête de la galerie parisienne, une version toujours contestée par les Wildenstein. De même, au milieu des années 1960, lors d’un séjour à Paris, Lohse parvient, grâce à un tiers, à approcher Daniel Wildenstein, le fils de Georges, qui préside alors aux destinées de la dynastie. Celui-ci n’est pas très chaud pour le rencontrer, mais accepte, tombe sous le charme et garde finalement le souvenir d’un type « brillant qui connaissait son sujet et maîtrisait très bien notre langue ». Marchand de tableaux ? Apporteur d’affaires ? Intermédiaire ? Nul doute que Lohse a disposé d’un des plus beaux carnets d’adresses de l’après-guerre. Au point même de se constituer une jolie petite collection. Le hasard veut qu’Edda Goering, fille du maréchal, qui n’a jamais fait mystère de vouloir remettre la main sur la collection de son père, habite Munich, comme Lohse. Questionné, Maurice Philip Remy dément l’existence de relations d’affaires entre eux et notamment la création d’une société fiduciaire conjointe. Il concède néanmoins que chaque année, Lohse allait prendre une tasse de thé avec la fille de son ancien patron.

 La dernière image en date de Bruno Lohse remonte au mois de février 2000, lorsque pour les besoins d’un livre et interviewé par un universitaire américain il pose pour le magazine Artnews. Il a alors 89 ans et sourit. En forme pour un ancien SS qui, sa vie durant, se plaindra de multiples douleurs et maladies. Il décède le 19 mars 2007 à 96 ans.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°630 du 1 décembre 2010, avec le titre suivant : Dans les ténèbres du docteur Lohse

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