Chronique

Vous en faites des histoires !

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 31 octobre 2011 - 954 mots

La détermination que l’histoire fait peser sur la production des arts n’a pas fini de nourrir les démarches d’auteurs qui prennent pourtant des chemins divergents.

Alors que le contemporain impose son vertige au monde de l’art en particulier, coincé entre l’injonction moderne du devenir et du nouveau et le poids d’un passé lesté d’œuvres comme autant de délégués actifs, la question de l’histoire revient sans répit et c’est heureux. La détermination qu’elle fait peser sur la production des arts n’a pas fini de nourrir les démarches d’auteurs qui prennent des chemins pourtant divergents. Réfléchir désormais avec et sur l’histoire, c’est, dirait-on avec l’historien François Hartog, « se focalise[r] sur un en deçà de l’histoire [comme genre ou comme discipline] mais toute histoire, quel que soit pour finir son mode d’expression, présuppose, renvoie à, traduit, trahit, magnifie ou contredit une des expériences du temps ».

Le temps historique, poursuit Hartog citant à son tour le philosophe de l’histoire allemand Reinhart Koselleck, « est produit par la distance qui se crée entre le champ d’expérience, d’une part, et l’horizon d’attente, d’autre part ; il est engendré par la tension entre les deux ». Et de préciser que le risque, pour aujourd’hui, est celui du présentisme, d’un « temps historique comme suspendu », d’un présent omniprésent. S’il n’existe plus d’histoire que partielle, celle de l’art ou des arts demeure un réservoir énergétique pour une histoire de moins en moins formelle, de plus en plus marquée par l’anthropologie. Ne nous en plaignons pas, d’autant que celle-ci fait un bon rempart à la veine nostalgique qui n’est pas épuisée chez certains… Il y a belle lurette pourtant que l’universalisme n’est plus guère de mise dans l’histoire de l’art et on pourrait espérer que les historiens de l’art ne sont pas les pires tenants et acteurs du redoutable nombrilisme de l’Occident que l’anthropologue anglais Jack Goody décrit dans Le Vol de l’histoire.

Habitudes bousculées
Certaines figures, dans l’histoire de l’art, savent y échapper. Pour preuve, les textes d’Aby Warburg réunis sous le titre Miroirs de faille, où l’historien allemand bouscule, déjà en 1928, les structures et les habitudes du savoir. Le courrier cité en préface et signé du philosophe Ernst Cassirer à l’adresse de Warburg est clair, qui s’affirme contre « les frontières disciplinaires conventionnelles dont nous souffrons aujourd’hui », revendiquant en l’occurrence la place de l’astrologie dans la panoplie de l’historien. À lire (même si la lecture du volume est loin d’être toujours facile) ces pages de travail de Warburg, entre précision de l’archiviste et références autobiographiques, on comprend ce que c’est de franchir ces conventions. On en mesure aussi la relativité grâce à une reparution opportunément simultanée du classique de Carl Einstein, L’Art du XXe siècle. Ici, c’est une histoire typiquement moderne qui, écrite en 1925-1926, revendique une dimension prospective en parlant sans ambages pour un siècle alors largement à venir. La vision d’Einstein, qui est aussi un des tout premiers théoriciens consistants du primitivisme, est portée par une énergétique vision de l’art des avant-gardes, à la lumière en particulier du cubisme, et par une verve de critique. Cela, pour le coup, se lit avec aise.

Qu’en serait-il aujourd’hui d’une histoire hardie ? Deux tentations se dessinent avec Nadeije Laneyrie-Dagen et Nathalie Boulouch. La première reconnaît avoir passé quatre ans à embrasser une histoire générale de l’art, dite non sans justesse « pour tous ». Près de 550 pages de synthèse qui croisent plusieurs angles d’attaque, bravant au passage la Babel numérique pour tisser la possibilité de la cohérence pour un lecteur occidental et volontaire. Le découpage est fin, thématique et proprement historique selon les sections, avec une iconographie fraîche et pertinente. La vocation didactique amène cependant à un découpage à entrées multiples conçu par unité de doubles pages qui, évidemment, bride les continuités et laisse sur sa faim (Van Eyck en moins de mille signes !). Mais la faim est sans doute l’essentiel : les raccourcis sont souvent assez aigus pour ouvrir des curiosités à prolonger ailleurs.

Le champ de Nathalie Boulouch est, lui, cerné, mais son histoire de la photo couleur mêle assez technique, art et esthétique pour que son livre, certes universitaire, n’en ait pas les travers. Le sujet y aide, si on lit avec l’auteur une histoire de conquête de noblesse, de l’autochrome de 1907 au numérique d’aujourd’hui, de vil gadget pour amateur à une écrasante domination (en 2005, 97,5 % de la photo est en couleur). C’est que la synthèse additionnelle (qui découpe le spectre en couleurs présentes en strates sur le support sensible et non véhiculées par la lumière) brise le fantasme de l’analogie par contact, de la « naturalité » de l’empreinte. Le lien à l’art, y compris dans les 54 reproductions présentées, oriente vers une histoire culturelle bien autant que technique, l’un des mérites de l’ouvrage.

François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, éd. du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2003, 272 p., 21 €, ISBN 978-2-0205-9328-1

Jack Goody, Le vol de l’histoire, comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, trad. Fabienne Durand-Bogaert, éd. Gallimard, coll. « NRF essais », 2010, 488 p., 30 €, ISBN 978-2-0701-2238-7

Aby Warburg, Miroirs de faille, à Rome avec Giordano Bruno et Édouard Manet, 1928-29, trad. Sacha Zilberfarb, éd. Les Presses du réel, 2011, 220 p.,24 €, ISBN 978-2-8406-6408-6

Carl Enstein, L’Art du XXe siècle, trad. Liliane Meffre et Maryse Staiber, éd. Jacqueline Chambon, 2011, 398 p., 26 €, ISBN 978-2-3300-0036-3

Nadeije Laneyrie-Dagen, Histoire de l’art pour tous, éd. Hazan, 2011, 544 p., 38 €, ISBN 978-2-7541-0155-4

Nathalie Boulouch, Le ciel est bleu, une histoire de la photographie couleur, éd. Textuel, coll. « L’écriture photographique », 2011, 220 p., 25 €, ISBN 978-2-8459-7426-5

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°356 du 4 novembre 2011, avec le titre suivant : Vous en faites des histoires !

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