Livre

De l’oreille à L’Œil - La chronique de Laure Albernhe

Un beau livre sur le mystère Monk

Par Laure Albernhe · L'ŒIL

Le 3 janvier 2023 - 469 mots

Les gros plans sont si serrés qu’on peut compter les poils de sa barbe grisonnante. Thelonious Monk transpire à grosses gouttes.

Il semble se consumer au rythme de la cigarette qui repose dans un cendrier sur le bord du Steinway. Le pianiste plaque sur le clavier un accord dissonant, puis s’arrête. Il hésite. S’absorbe en lui-même. Attend. Reprend. Refait une pause. Il semble peiner, de profil, ce géant magnifique qui joue les doigts plats, les coudes en l’air. Ça suffit, il se lève d’un coup. Et part, laissant le tabouret vide, et le plan aussi. Monk n’est pourtant pas au bout de ses souffrances, et nous non plus. Dans son film Rewind and Play, le documentariste Alain Gomis interprète des images qui ont été tournées par l’ORTF en 1969, avant un concert que Thelonious Monk est venu donner à la salle Pleyel. Auparavant, le pianiste a accepté de se prêter au jeu d’une interview télévisée, dans un studio de Montmartre. Dans le rôle du journaliste qui réalise l’entretien, un autre pianiste de jazz, le Français Henri Renaud, ami du couple Monk, mais bien maladroit devant la caméra. Face au malaise de Monk, le sien grandit, et les ratés se multiplient. Tout avait pourtant bien commencé, quand, ensemble, ils dégustaient un œuf dur au comptoir d’un bistrot de la rue Lepic. Puis Monk a dû faire le show, et ça, décidément, cela n’est pas son truc. Car le génial pianiste ne sait pas tricher. Quand on lui pose des questions, il répond péniblement ce qui lui passe par la tête, quand il ne lâche pas simplement un grognement. C’est un spectacle cruel et fascinant. La souffrance du spectateur, aussi parce que les rushes de l’émission sont montés avec sensibilité par Alain Gomis, est à la mesure de sa tendresse et de son admiration pour Thelonious Monk. Est-ce l’étrangeté de Monk qui fascine autant les artistes ? Il faut dire que, si elle s’entend dans sa musique, déstructurée, parfois chaotique, toujours émouvante, elle se lit aussi sur sa silhouette. Monk est là et n’est pas là tout à la fois, comme étranger à lui-même. Toujours élégant, costume, cravate, manteau et un indispensable couvre-chef, son allure se prête à la stylisation. Dans le beau livre Mystère Monk, le journaliste Franck Médioni a réuni des centaines de contributions, des textes certes, mais aussi des dizaines de dessins, de peintures, de photos, comme autant de regards d’artistes, de Jochen Gerner à Miquel Barceló, sur le plus énigmatique d’entre eux. Et c’est ce qui frappe toujours : son étrangeté. Son « étrangèreté ». « Comment pourrais-je être différent de ce que je suis ? », demandait le pianiste. C’est à l’aune de cette phrase, que subitement, on comprend le malaise qui crève l’écran de Rewind and Play : on lui a demandé, le temps d’une émission, d’être un autre.

À retrouver.
Laure Albernhe et Mathieu Beaudou dans
Les Matins Jazz,
du lundi au vendredi, de 6 h à 9 h 30 sur TSF JAZZ, la radio 100 % jazz. www.tsfjazz.com
Franck Médioni, « Mystère Monk »,
Seghers, 360 p., 42 €.
« Rewind and Play, »
d’Alain Gomis, sur ArteTV et le 11 janvier 2023 en salles.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°761 du 1 janvier 2023, avec le titre suivant : Un beau livre sur le mystère Monk

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