Cinéma

Thierry Frémaux « Palme » pilote

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 23 avril 2008 - 2039 mots

CANNES

Délégué général du Festival de Cannes et directeur de l’institut Lumière, à Lyon, son rôle est de dénicher des pépites pour les salles obscures.

Vous sélectionnez actuellement les films qui seront proposés dans le cadre du Festival de Cannes. Comment se présente le « cru » 2008 ?
Thierry Frémaux : On ne le sait qu’au dernier moment. Nous visionnons jusqu’à l’annonce officielle de la sélection, parfois même après. En ce moment, on alterne les moments d’excitation et de découragement, de soulagement et de coups de cœur. Mais il arrive rarement qu’on se dise : ça va être parfait. Nous sommes toujours dans le doute, peut-être par superstition d’ailleurs.
Mais l’humilité est préférable à l’arrogance. Les exemples sont tellement nombreux de films sur lesquels nous comptions et qui ont été détruits par la rumeur-Croisette – souvent pour être réhabilités trois mois plus tard. Il faut garder l’esprit ouvert pour être réceptif aux surprises. Notre problème, c’est que la sélection 2007 fut considérée comme très bonne ! D’où l’enjeu : faire aussi bien. Si elle avait été mauvaise, l’enjeu aurait été : faire mieux. Bref, aucun relâchement n’est possible.

Cela vous paraît-il normal qu’à Cannes la presse fasse à ce point trembler les cinéastes ? Peut-on faire un parallèle avec ce qui se passe sur le marché de l’art, et les critiques qui contribuent à faire la cote d’un plasticien ?
Le cinéaste qui accepte une sélection cannoise en connaît l’enjeu. C’est peut-être même ce qui en fait le prix, ce sentiment qu’on sera adoré ou détesté. Mais Cannes ne se résume pas non plus à l’excitation critique, la passion du cinéma y est partout, ce qu’on ne dit pas assez. Cannes est là pour les auteurs qui ont un besoin vital d’exister à l’échelle mondiale afin de continuer à faire des films. Ça aussi, il ne faut pas cesser de le dire : plus on est petit et plus on a besoin de Cannes.
Il y a aussi le glamour qui fait partie de la légende. Il y a le business sans lequel le cinéma, qui est un art industriel, n’existerait tout simplement pas. Chaque secteur est un contre-pouvoir de l’autre : l’artistique vis-à-vis du public, le public vis-à-vis de la critique ; la critique vis-à-vis de l’économique. Tout cela fait la cote des artistes. Et, in fine, le temps est le seul juge. À Cannes comme ailleurs : de grands films ont été sifflés, comme La Dolce Vita ou L’Avventura. Moi, si j’étais siffleur, j’y regarderais à deux fois si je connaissais mon histoire du cinéma.

Comme l’art contemporain, le cinéma est à la fois un art et un business…
Le cinéma exige des moyens financiers importants, voire gigantesques. Certains films sont des produits commerciaux, d’autres sont des objets d’art comparables aux plus grandes œuvres de la littérature, de la musique ou de la peinture. Parfois, la frontière est mince : Charlie Chaplin, John Ford, Kurosawa, Renoir, c’était le cinéma populaire de leur époque.
Le rock empêche-t-il d’aimer Mozart ? Les romans populaires ne favorisent-ils pas la lecture en général ? Le commercial et l’artistique ont besoin l’un de l’autre. Cet équilibre, on le perd de vue, parfois. Les deux continents s’éloignent, ce qui est dangereux. Moi, je suis pour le « cinéma de variété », et je donne à ce mot une acception très noble. Le succès de Bienvenue chez les Ch’tis fait du bien à toute la profession. Le film est cohérent avec son projet, avec son succès.

N’y a–t-il pas une dérive quand Fahrenheit 9/11, film documentaire anti-Bush de Michael Moore, emporte la palme d’or en 2004, au détriment d’un cinéma plus « esthétique » ?
Cannes est le reflet de l’état de la création. Si le cinéma du moment est politique, Cannes le sera. En 1946, le festival présenta La Bataille du Rail de René Clément, un an après la fin de la guerre. En 2004, c’était Michael Moore sur l’Irak. Au nom de quoi se désintéresser du contenu des œuvres, des intentions des artistes ? De l’esthétique ? Mais qui décide ce qui est beau et ce qui ne l’est pas ? Mieux vaut ne pas s’aventurer sur ce terrain…
Le cinéma aborde depuis toujours des questions qui préoccupent le monde entier. Le débat esthétique/message importe peu, l’œuvre est entière et tout est politique : voir Elephant de Gus Van Sant ou L’Homme de fer d’Andrzej Wajda, palme d’or 1981, et encore la palme d’or 2007, le film de Cristian Mungiu, 4 mois, 3 semaines et 2 jours.
Les artistes ne vivent pas en vase clos. René Char a écrit de grands poèmes politiques, Dylan a chanté Hurricane, Picasso a peint Guernica. Michael Moore n’est pas un précurseur : on peut ne pas aimer son cinéma, mais pas de lui faire porter comme un fardeau honteux le fait de réaliser des films qui questionnent le monde.

On vous reproche de faire venir les blockbusters hollywoodiens, dénaturant ainsi Cannes ?
Oui, et on nous reprochait autrefois le contraire, quand on se plaignait de l’absence d’Hollywood à Cannes ! On nous accuse aussi d’être trop élitistes. Il faudrait savoir… Une opinion, fut-elle formulée par tous les sondages et micro-trottoirs du monde, n’est pas une vérité. Tellement de commentaires sont faits à la volée par des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent qu’il ne faut pas prendre cela au sérieux.
Cannes est une manifestation complexe. Être numéro un donne plus de devoirs que de droits. Selon la position du curseur, chacun trouvera Cannes trop artistique ou trop commercial. Mais les clichés, il faut aussi les retourner : affirmer qu’il y a de bons films hollywoodiens et de mauvais films d’auteurs ne me semble pas relever de la provocation mais du bon sens. Le Festival de Cannes est le lieu où tous les cinémas doivent se retrouver, point final. Après, chacun fait son tri. On ne peut dénaturer Cannes car sa nature est par essence multiple. Et savoir saisir le changement est un devoir impérieux. Si on se recroquevillait, là, le reproche serait justifié.

Combien de films visionnez-vous pour faire un festival ?
Nous en regardons 1 500 pour n’en retenir que 50 en sélection officielle dont 20 en compétition.

Vous, personnellement, quel cinéma a votre préférence ?
Dans mon apprentissage cinéphilique, aimer le cinéma c’était aimer le cinéma américain et la Nouvelle Vague. C’est après que j’ai aimé passionnément le cinéma français des années 1930 à 1950.
Mais aimer le cinéma, ou aimer l’art, c’est d’abord faire preuve de curiosité : la montée en puissance de l’Asie ou de l’Amérique latine dans la création contemporaine est passionnante.

Quels sont vos films favoris ?
Il faudrait que j’en énumère tant ! Pour éviter les classiques trop connus, je peux juste vous citer quelques films qui me sont chers : Les Indomptables de Nicolas Ray, Au fil du temps de Wim Wenders, Un revenant de Christian-Jaque, La guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, 1900 de Bernardo Bertolucci, Dites-lui que je l’aime de Claude Miller, Le fond de l’air est rouge de Chris Marker, Passion de Jean-Luc Godard, Le Parrain 3 de Francis Coppola. Mais posez-moi la même question demain, je vous ferai sans doute une autre liste.

À l’heure où de nombreux acteurs culturels craignent le désengagement financier de l’État, qu’en est-il pour le festival ?
Cannes est un fleuron français. Il est nécessaire de rester sur un équilibre financier entre argent public et partenariat privé. Avec Gilles Jacob, le président du festival, nous avons comme conviction que Cannes doit rester dans la sphère publique et ne pas se donner aux grandes marques.
À Cannes, vous ne verrez le nom d’aucun sponsor sur l’écran. Dans ce lieu de l’art cinématographique, il est indispensable que le ministère de la Culture demeure à nos côtés, comme il le fait pour le Louvre, autre joyau mondial français. Ce serait facile d’ouvrir le temple aux marchands. Mais ça n’est pas notre intention, tant que l’État nous soutient. C’est lui qui doit nous protéger d’une trop grande ingérence du privé.

Comment vous est venu cet amour du cinéma ? Celui-ci est-il intact après une carrière consacrée au septième art ?
Quand une œuvre me donne de l’émotion, je me dis parfois bêtement que je suis fier d’être cinéphile – ceux des autres arts doivent avoir exactement le même sentiment. Cinéphile, je l’étais comme tout le monde, si j’ose dire. Puis, à l’adolescence, on se distingue de ses copains en allant voir des films en VO, en choisissant la curiosité, la difficulté, l’exotisme même.
En 1983, je suis entré comme bénévole à l’institut Lumière, à Lyon, qui venait juste d’ouvrir ses portes. Très vite, une complicité m’a uni à son directeur Bernard Chardère. J’ai été recruté en 1989 pour lui succéder alors que je pensais devenir chercheur en histoire. Ma vie a pris une autre direction, mais 25 ans après, oui, mon amour du cinéma est intact.
En décembre dernier, je dînai avec Johnny To à Hong-Kong et je lui ai demandé si tant de films (il en réalise deux par an depuis 20 ans) n’altéraient pas sa créativité : « C’est le contraire, m’a-t-il dit, plus je fais des films et plus j’en ai envie… » La cinéphilie, c’est la même chose. Et puis, j’ai beaucoup de chance, d’être à la fois sur la Croisette à Cannes et rue du Premier-Film à Lyon.

Pourquoi avoir conservé la direction de l’institut Lumière, à Lyon ?
Pour ceux qui ont cru en moi et à qui je dois rendre cette fidélité, à Bertrand Tavernier, président de l’institut, qui m’a pourtant encouragé à accepter lorsque, en 2000, Gilles Jacob, à la tête du festival, m’a proposé de le rejoindre. Et Gilles Jacob a de son côté accepté que je puisse « garder un pied à Lyon », c’est l’expression qu’on a choisie. La province me permet de voir les choses que je ne vois plus à Cannes, de rester en contact avec le réel quand le festival est parfois une autre planète.

Quelle différence faites-vous entre un film qui relève de l’art cinématographique et un film qui se veut de l’art contemporain ?
Elephant de Gus Van Sant, Brown Bunny de Vincent Gallo, ou Mullholland Drive de David Lynch ne sont pas loin d’être des œuvres d’art contemporain. Alain Cavalier ou Jean-Luc Godard travaillent comme des artistes. Dès 1920, le cinéma est devenu un objet sacré, narratif, calibré pour deux heures de spectacle. Mais, à l’intérieur, l’audace esthétique, visuelle, des artistes, demeure.
Le plus amusant, c’est que le cinéma est souvent considéré comme un art mineur, y compris par certains artistes qui s’y risquent : ils s’aperçoivent alors que ce n’est pas si facile. Le cinéma est un art, il a ses codes propres.
Trouvez-vous le temps de vous intéresser à d’autres domaines culturels que le cinéma ?
Le football, c’est du culturel ? Sinon, je lis beaucoup, je rattrape le temps passé. Alors à 47 ans, je découvre La Montagne magique de Thomas Mann ! Ou je relis le meilleur roman sur les années 1968, en ces temps de célébrations soixante-huitarde (lire p. 24) : Pour toujours de Gérard Guégan. En peinture, je suis fou de Rothko, qui reste un sommet d’interrogation, et de Turner, pour l’éblouissement visuel. J’aime passionnément la photo et je considère Depardon comme un très grand – c’est aussi un grand cinéaste.

Comment va évoluer Cannes ?
C’est la grande question ! Dès le 26 mai 2008, lendemain de la clôture, on fera de la « futurologie ». Sérieusement, les enjeux sont devant nous, en cinéma comme ailleurs, et il ne faut pas prendre ça à la légère. Peut-être faudra-t-il que « tout change pour que rien ne change », si on veut que Cannes reste Cannes.

Biographie

29 mai 1960
Naissance à Tullins-Fures (Isère).

1983
Bénévole à l’institut Lumière.

1985
DEA d’histoire contemporaine : « Pour une histoire sociale du cinéma ».

1989
Programmateur à l’institut Lumière, à Lyon.

1995
Directeur général de l’institut Lumière.

2001
Délégué artistique du Festival de Cannes.

Depuis 2006
Délégué général du Festival de Cannes.

Mai 2008
Du 14 au 25 mai, le Festival de Cannes projette les films de l’édition de Mai 68, annulée en raison des événements.

Cannes « off »
Le Festival de Cannes s’expose. « Sixty shot dream » (un rêve en 60 photographies) est une exposition itinérante présentée par le centre d’art La Malmaison pendant la quinzaine cannoise à l’hôtel Sofitel Méditerranée, à Cannes, jusqu’au 31 mai 2008. Zoom sur les moments « off » des stars, des instants de nonchalance que la photographe Delphine Tomaselli a su capter lors du 60e anniversaire du Festival en 2007.

Georges Méliès, sans trucages
La cinémathèque française propose depuis le 16 avril une exposition intitulée « Georges Méliès, magicien du cinéma ». Auteurs, réalisateurs et producteurs de plus de 500 films entre 1896 et 1912, Georges Méliès est le père de la fiction et du trucage cinématographique. De la découverte du cinématographe aux studios de Montreuil, l’exposition nous fait découvrir l’univers fantastique d’un réalisateur de génie. www.cinematheque.fr

Thierry Frémaux, « fou » de Turner et Rothko
Bien que plus d’un siècle sépare Turner de Rothko, le peintre romantique et l’artiste américain ont beaucoup en commun : une même façon de fondre le volume dans la couleur, une même dissolution des formes dans la lumière, une quête métaphysique d’un au-delà de la peinture. « La lumière, c’est Dieu » aurait dit Turner sur son lit de mort. Une phrase que n’aurait pas reniée le peintre abstrait.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°602 du 1 mai 2008, avec le titre suivant : Thierry Frémaux « Palme » pilote

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque