Sauvegarde

Réflexions sur la politique patrimoniale

Par Margot Boutges · Le Journal des Arts

Le 20 mai 2014 - 736 mots

Deux historiens suisses de l’architecture analysent la problématique de la conservation du patrimoine bâti à la lumière de l’éthique.

La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle sont sans conteste marqués par l’inflation patrimoniale. Des monuments les plus prestigieux aux édifices les plus variés, récents ou modestes, le champ du patrimoine n’en finit pas de s’agrandir. Si la loi édicte des règles, elle est parfois impuissante à désigner ce qui doit être conservé ou pas. À l’heure où les collectivités locales, les entreprises, les particuliers, les associations s’affrontent régulièrement sur des questions de conservation d’édifices anciens et de dessin du tissu urbain dans un contexte économique tendu et sous la pression d’une politique d’aménagement du territoire qui privilégie la densification de l’habitat, le patrimoine s’inscrit comme un débat dans lequel l’éthique a toute sa place.

C’est à l’aune de l’éthique de Georg Germann et Dieter Schnell, deux historiens suisses allemands de l’architecture, ont exploré le patrimoine bâti. Le présent ouvrage, Conserver ou démolir, rassemble deux cours magistraux (traduits par l’historien de l’art Paul Bissegger) dispensés à la Haute école spécialisée bernoise de Berthoud dans le cadre d’un Master of Advanced Studies d’architecture et de génie civil. L’ouvrage n’entend « pas fonder un code d’honneur pour personnes actives dans la conservation patrimoniale » – l’éthique ne propose pas de réponse préétablie mais des réponses à des situations singulières dans des contextes spécifiques –, mais « fournir des arguments pour nourrir un dialogue constructif lors de discussions dans lesquelles la conservation monumentale est mise en balance avec d’autres besoins de la société et d’autres tâches de l’État ».

Le patrimoine participe à l’équilibre de l’homme
Pour Georg Germann – auteur du premier cours magistral dont les réflexions générales sont malheureusement souvent désordonnées – des considérations écologiques et économiques (économie de matière, du travail de la main…) interdisent les destructions de monuments, ouvrages d’autant plus précieux qu’ils sont non renouvelables. Conserver le bâti serait en outre une marque de piété, un témoignage de respect à l’égard des générations antérieures. Protéger les monuments découlerait ainsi d’un respect rendu aux morts... Mais aussi aux contemporains, selon Dieter Schnell auteur du second cours plus limpide et structuré. S’interrogeant sur les raisons de l’amour des hommes pour les monuments et de la nécessité de les conserver, il les justifie  par le besoin de s’entourer de repères familiers, dans le temps et dans l’espace. S’il n’y a pas de limite temporelle qui fait passer le présent – instant où le futur se transforme en passé, à un temps historique –, le laps de temps que nous ressentons comme étant encore d’actualité s’est considérablement raccourci durant les deux derniers siècles. Ce rétrécissement du présent est dû à l’augmentation de la quantité d’innovations par unité de temps. Conserver le patrimoine est un acte compensatoire, un outil de décélération nécessaire à l’équilibre de l’homme. Et percevoir l’espace vécu, parsemé de constructions, comme apprivoisé est également nécessaire au bien-être de l’humain. Comme l’a développé Heidegger, le lieu – emplacement que l’être humain, par l’acte de bâtir, a aménagé et chargé de sens – est le point de départ de la signification que l’humain se fait du monde.

Chaque chantier, même dénué de volonté de puissance, peut ainsi être compris comme un exercice de pouvoir, car il implique la prise de droit d’occuper l’espace, de lui conférer une signification, en limitant les possibilités d’utilisation aux autres. Pour Schnell, il est important d’imposer des limites aux bâtisseurs et de restreindre leur mainmise sur le territoire pour préserver les repères nécessaires à l’homme. Face aux édifices du passé devenus inadaptés, il déconseille la démolition pure, arguant son absence d’intérêt économique et la perte totale de signification qu’elle entraîne, et préconise une réhabilitation contenant une juxtaposition d’époques différentes comme autant de couches de sens. Une manière selon lui de respecter l’expérience du temps et la perception de l’espace des individus.
Se référant à de nombreux philosophes, écrivains, historiens de l’art et bâtisseurs de langue germaniques, l’ouvrage s’appuie sur une bibliographie très pointue, peu connue dans la sphère francophone. Il propose en outre une intéressante incursion dans quelques débats patrimoniaux qu’a connu la Suisse. Même si ces exemples sont parfois déconnectés du propos général, ils constituent une bonne manière de partir à la rencontre d’une vision helvétique qui sera particulièrement explorée du 27 au 29 mai au Festival de l’histoire de l’art de Fontainebleau où la Suisse est le pays invité.

Conserver ou démolir ? Le patrimoine bâti à l’aune de l’Éthique, Georg Germann et Dieter Schnell, Infolio, collection Archigraphy Poche, 2014, 145 pages, 8 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : Réflexions sur la politique patrimoniale

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