Entre-nerfs Emilio Terry

Pierre Arizzoli-Clémentel - Emilio Terry (1890-1969). Architecte et décorateur

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 27 janvier 2014 - 838 mots

Virevoltante, cette somme signée Pierre Arizzoli-Clémentel est pourtant dépourvue d’illustrations, en l’absence d’autorisation des ayants droit d’Emilio Terry. Entre cas de conscience et cas d’école. par Colin Lemoine

A feuilleter l’album photographique situé en fin d’ouvrage, la vie d’Emilio Terry (1890-1969) dut ressembler à celles des êtres croisés – Charles de Noailles, François Mauriac, Charles de Beistegui –, tout à la fois élégants et légers, graves et frivoles, entre Montesquiou et Cocteau, entre Fantin-Latour et Boldini. Des êtres fiévreux et des vies ardentes, où l’on rit beaucoup, se pâment souvent et se suicident parfois. Des vies que l’on gaine dans des costumes ajustés et des robes irréprochables, où la toilette vaut pour politesse, c’est-à-dire pour distance et respect. Avec ses lunettes métonymiques, parfaitement rondes, et son sourire imparable, Terry fut un créateur remarquable, ce que peinent à dire les quelques vignettes en noir et blanc qui composent ce registre de souvenirs aussi savoureux au goût que frustrants à l’œil. La faute, non pas à la qualité – exemplaire – de cette éphéméride mondaine, mais à sa nature : elle constitue le seul appareil iconographique d’un ouvrage auquel les ayants droit de Terry, par la voix de l’ADAGP qui gère les droits des artistes, n’ont accordé aucune autorisation, ce qui en fait un bréviaire in naturalibus, dépouillé de toute image. Fréquent, ce type de refus, en tant qu’il n’est pas tenu d’être motivé, est difficilement contestable et rarement contesté, ce qui lui confère une certaine impunité juridique qui, au-delà de ce seul cas d’école, pose question quant au pouvoir des ayants droit, ces gardiens de la mémoire qui estiment volontiers – et parfois à juste titre – être réellement lésés, symboliquement dépossédés ou intellectuellement destitués. Et cette privation eût été désastreuse si elle n’avait symétriquement exacerbé l’ingéniosité de l’éditeur – Gourcuff Gradenigo – et de l’auteur – Pierre Arizzoli-Clémentel. À tout malheur…

Élégance
Cet ouvrage relié est paré d’une épaisse couverture noire, histoire d’en indiquer l’envergure intellectuelle et le coût symbolique. La première de couverture accueille une photographie de l’artiste dont la qualité médiocre désamorce d’emblée tout malentendu : devant l’impossibilité de disposer d’images idoines, la parade sera de mise, quitte à sacrifier tous les effets vains d’orthodoxie et de joliesse. L’ouvrage se déploie de manière fluide et limpide : une page encore chaude du souvenir de l’artiste, signée par son assistant Michel Longeaud-Desbrosses, et un avant-propos de l’auteur précèdent le sommaire et les douze chapitres, le premier relevant de l’exercice biographique quand les autres s’apparentent à des commentaires thématiques, articulés autour des œuvres. À l’épilogue, qui définit le style émilien et établit sa généalogie, succèdent de précieuses annexes où se rencontrent, dans l’ordre, un album de famille, des nécrologies de la main de Julien Green ou de Philippe Julian, des notules techniques, un inventaire de la bibliothèque de Terry, des développements sur le sort réservé à ses carnets et à ses maquettes, une liste de projets abandonnés, un catalogue commenté du mobilier, un reportage photographique des années 1950, une abondante bibliographie et, enfin, deux index, onomastique puis topographique. Librement inspirées des projets de Terry, les aquarelles de l’ornemaniste Laurent de Commines, telles des didascalies plastiques, eussent certainement séduit l’architecte, tout comme le choix typographique du Bauer Bodoni et – manière de résister à notre monde impétueux – la présence d’un signet argenté. Délicieux.

Discrétion

Par le mot et sans l’image, l’ouvrage donne corps à une production ébouriffante, dont le classicisme emprunta à Palladio et à Ledoux, à Venise et à Versailles, quand l’extérieur n’était pas encore un vulgaire intérieur de façade, mais bien le péristyle de la beauté, le narthex du sublime. Croyance vaine, et presque démodée, en l’immutabilité des choses, en cette tradition mère du moderne, quand Vitruve rejoint Chirico, ce que Terry exprima magistralement à Amphion, en mémoire d’Anna de Noailles, ou à Boulogne, pour Marcel Nahmias. Il en va de Terry comme de Cocteau : l’homme du monde esquinterait presque l’homme de l’art. La faute aux bals – nombreux – et aux gazettes – ineptes –, certes, mais aussi, à l’argent, à cet argent dont disposa sa vie durant ce Cubain bien né, ami des puissants, de ceux qui jouissent de contre-allées dans l’ouest parisien et, comme lui, paraissent devoir dilapider ce que d’autres gagnent de haute lutte. Or Terry ne mena pas seulement une adolescence à Chenonceau, il sut raviver avec talent châteaux (Groussay), villas (Noailles, Loste) et palais (Labia), érigeant la discrétion en art de vivre et la vie en art de la discrétion, ce qui devait le tenir dans l’ombre d’un Frank et d’un Dalí, non sans avoir été le collaborateur du premier et le modèle du second, en 1934. Rédigé par l’un des meilleurs spécialistes des arts décoratifs, l’ouvrage assume, par son déploiement comme par sa prodigalité, son ambition souveraine, celle de somme incontournable. L’absence d’illustrations est quant à elle compensée par un éditeur subtil, capable de n’être pas asservi au règne de la reproduction, et par un auteur dont la plus grande qualité devait valoir pour remède : une langue imagée.

Pierre Arizzoli-Clémentel, Emilio Terry (1890-1969). Architecte et décorateur, éditions Gourcuff Gradenigo, 304 pages, 69 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Pierre Arizzoli-Clémentel - Emilio Terry (1890-1969). Architecte et décorateur

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