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ENTRETIEN

Philippe Descola : « Les cubistes ont introduit le poly-prospectivisme qui existait déjà au Moyen Âge »

Anthropologue

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 7 octobre 2021 - 915 mots

Dans son essai « Les Formes du visible », l’anthropologue Philippe Descola montre sous un nouveau jour les images produites par les êtres humains, de la terre d’Arnhem des aborigènes d’Australie aux ateliers d’artistes de Paris, New York ou Berlin.

Philippe Descola. © Bénédicte Roscot, 2021
Philippe Descola.
© Bénédicte Roscot, 2021
Quelle est la genèse de votre livre ?

Dans mon ouvrage Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005), j’avais fait le pari que l’on pouvait organiser de différentes façons la construction d’un monde à partir de quatre grands modèles que l’on peut appeler des « ontologies », quatre façons différenciées de percevoir des continuités et discontinuités entre les choses.

Dans l’ontologie naturaliste qui domine en Occident depuis l’âge classique, les humains se distinguent du reste des êtres et des choses car l’on dit qu’ils sont les seuls à posséder une intériorité. Dans l’ontologie animiste (en Amazonie, dans le nord de l’Amérique du Nord, en Sibérie, dans certaines parties de l’Asie du Sud-Est et de la Mélanésie), c’est l’inverse qui prévaut : des animaux, des plantes et des objets sont réputés avoir une intériorité semblable à celle des humains, tout en se distinguant tous les uns des autres par la forme de leurs corps. Dans l’ontologie totémique (chez les aborigènes australiens, par exemple), certains humains et non-humains partagent, à l’intérieur d’une classe nommée, les mêmes qualités physiques et morales issues d’un prototype, tout en se distinguant en bloc d’autres classes du même type. Dans l’ontologie analogiste, enfin, tous les occupants du monde, sont dits différents les uns des autres, raison pour laquelle on s’efforce de trouver entre eux des rapports de correspondance.

Si ces quatre modèles permettent une meilleure intelligibilité de la diversité humaine, cela devrait aussi pouvoir s’appliquer aux images. C’est ainsi que je me suis lancé dans une longue enquête sur les images dont j’avais tenté de rendre compte, en 2010, dans l’exposition, « La fabrique des images » qui s’est tenue au Musée du quai Branly.

À quel type d’images le système naturaliste a-t-il donné naissance ?
Philippe Descola, Les formes du visible, éditions Seuil
Philippe Descola, Les formes du visible, 2021
© éditions Seuil

Notre système occidental, que j’ai appelé naturaliste, se met en place, à partir du XVe siècle, dans la peinture flamande, la peinture toscane et dans les enluminures de la cour de Bourgogne. Il se caractérise par le fait d’adopter un point d’observation unique sur les choses. Je me suis rendu compte que c’était exceptionnel et tout à fait exotique au regard d’autres formes de figuration qui, elles, s’attachent à multiplier les points de vue sur un même être. Celui-ci peut être présenté déplié ou dédoublé en accolant ses deux profils. Ou dans des positions différentes dans une même circonstance.

On perçoit également dans l’ontologie naturaliste une volonté d’imiter la nature, de rendre avec le plus de détails possibles la continuité physique au sein de laquelle humains et non-humains s’inscrivent, en utilisant les techniques d’émulation visuelle qui visent à imiter la vision humaine. Pour figurer la vérité d’un être ou d’une situation, il faut se rapprocher au plus près de ce que l’on peut en voir. Cela a été théorisé en premier lieu par les philosophes grecs. Avant de se développer en Europe à partir du XVe siècle. Ailleurs, dans d’autres régions du monde, montrer la vérité d’un être consiste à figurer certaines de ses qualités qui ne sont pas nécessairement visibles en représentant son dos, par exemple, en même temps que sa face. Car le dos, que l’on ne voit pas, peut apporter des informations sur la vérité de cette personne. L’émulation de la vision humaine n’est pas un objectif recherché dans la plupart des autres formes de figuration.

Qu’est-ce qui singularise les images de l’ontologie animiste ?

Les images animistes sont des images, souvent composites, qui rendent visible le fait que les non-humains, en particulier les esprits animaux, dotés d’une intériorité, jouent un rôle central. On les retrouve en Amazonie, mais aussi dans les populations autochtones d’Amérique du Nord ou de Sibérie et dans certaines régions d’Asie du Sud-Est. Des éléments anthropomorphes se conjuguent, ici, à des attributs spécifiques à des animaux, à des esprits ou des plantes. Les plus courantes renferment des éléments ténus d’humanité – des traits de visage par exemple – greffés sur des formes essentiellement zoomorphes. Ainsi des masques Yupik qui représentent des esprits animaux que l’on invitait dans l’espace villageois ou dans la maison commune.

Alors que l’animisme privilégie la perspective en trois dimensions, le totémisme s’accommoderait, lui, très bien de la représentation en deux dimensions…

L’animisme cherche à rendre visibles des présences actives. Il le fait notamment en les animant par l’entremise d’acteurs humains qui les portent sur la place du village ou dans la maison commune. Ainsi des masques costumes assez communs en Amazonie. Ceux-ci rendent visible cette capacité d’agir des esprits, à se déplacer et à produire des messages. On peut faire cela plus facilement en trois dimensions qu’en deux dimensions. Dans ce dernier cas, il faut pouvoir combiner les différentes manifestations sous différents points de vue que ces esprits vont rendre possibles. C’est précisément ce que les cubistes ont réussi, en opérant ainsi un grand tournant, en introduisant le poly-prospectivisme qui existait déjà au Moyen Âge, mais qui avait été interrompu pendant toute la période de la figuration naturaliste. Les esprits animaux que l’on fait venir ont cette perspective en trois dimensions. S’agissant du totémisme, dans ce qu’on appelle la figuration « en rayon X », dans le nord de l’Australie, ce qui compte c’est de montrer la figure du totem représentée comme une sorte de structure incorporée en dévoilant ainsi ses organes et son squelette. Une telle représentation peut se faire en deux dimensions.

Philippe Descola, Les formes du visible,
Seuil, 2021, 858 p., 35 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°574 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : Philippe Descola, anthropologue : « Les cubistes ont introduit le poly-prospectivisme qui existait déjà au Moyen Âge »

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