Entre-nerfs

Peter Hutchinson (Fage éditions)

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 24 avril 2016 - 754 mots

Figure légendaire du Land Art, Peter Hutchinson demeurait, en France, un artiste admiré des seuls initiés. Inventive, la publication que lui réservent les éditions Fage vaut pour consécration et réparation.

Lorsqu’un conservateur, un historien de l’art, un expert, un descendant, un curieux ou un intrépide exhume un artiste, il n’est d’autre choix que de se féliciter. Tyrannique, l’économie du livre impose trop souvent le compromis, voire le consensus, et enfante des publications tièdes, comme autant de variations autour d’un même thème. Fort heureusement, quelques-uns résistent. Indifférents aux passages obligés, aux figures de proue, aux arbres qui cachent la forêt, certains éditeurs, motivés par l’inédit, ont en effet érigé la découverte en sport de combat, loin des terrains conquis.

Installées à Lyon, les éditons Fage résistent avec fièvre à la loi du chiffre, celle qui dompte et écrase, ainsi que l’atteste leur catalogue, plein de titres audacieux – sur Henri Gaudier-Brzeska, Nina Kovacheva ou Patrice Giorda. Et la présente publication, qui accompagne une exposition tenue cet hiver au Frac Bretagne, à Rennes, survivra assurément à la manifestation : c’est là l’un des (très) nombreux privilèges du discernement.

Profusion
Cet ouvrage relié dispose d’une première de couverture univoque qui accueille le nom de l’artiste et la reproduction, sur fond crème, d’Isolated Environment (2005), une œuvre récente de Peter Hutchinson, composée de béton, de tubes de verre et de poudres colorées, dont on peut regretter qu’elle ne soit pas à taille réelle quand l’eût pourtant permis le format du livre, ni trop modeste ni trop grand (22 x 28 cm). Les deuxième et troisième de couverture accueillent de belles photographies d’une végétation profuse – sans doute des vues du jardin de la demeure de l’artiste, à Provincetown, aux États-Unis –, manière d’insinuer la dimension éminemment naturelle et écologique de l’œuvre du Britannique, né en 1930. Au nombre de cent quarante-cinq, les reproductions qui scandent le livre sont toutes parfaitement légendées, en dépit du caractère composite des œuvres, et jouissent d’une photogravure irréprochable, qu’il s’agisse de sérigraphies, de photogrammes ou de pièces tridimensionnelles. Un appareil iconographique opportun pour cette monographie pionnière.

Dissolution
Dirigé par Gilles A. Tiberghien, l’ouvrage se déploie en quatre séquences (« Earthworks et art dans la nature », « Narrative Art », « Collages », « Sculptures, Assemblages – Science-fiction »), lesquelles permettent d’approcher typologiquement la création d’un artiste multiforme. Plusieurs contributions, signées du directeur de la publication, de Camille Paulhan, de Sarah Weiner et d’Alexandre Quoi, investiguent la question de la moisissure ainsi que de l’alphabet chez Hutchinson et permettent de (re)mettre en perspective ses travaux, sensiblement imprégnés par les productions de ses contemporains – celles de James Collins ou de John Baldessari et, de manière plus inattendue, d’Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute.

De sa première exposition (« A Report: Two Ocean Projects », 1969) à ses dernières réalisations (Silent Running, 2013), Hutchinson dresse une œuvre dont la polysémie le dispute à la cohérence. Qu’il observe la décomposition de morceaux de pain dispersés sur le cratère d’un volcan (Paricutín Volcano, 1970-1971), qu’il procède à des expérimentations sous-marines, qu’il cultive des moisissures comme autant de méditations organiques, l’artiste n’a de cesse de sculpter le réel, d’éprouver sa lente putréfaction, de mesurer l’effet du temps comme la métamorphose des « choses ».

Tantôt seul, en arpenteur de la beauté, tantôt avec ses compagnons de cordée Robert Smithson ou Dennis Oppenheim, depuis son appartement new-yorkais ou depuis les cimes d’une montagne, Hutchinson ne cesse d’entretisser l’art et la nature, d’explorer les capacités fascinantes de l’intervention humaine, susceptible d’enchanter un paysage anodin et de permettre l’épiphanie du monde.

Survivance
Puisqu’elles sont vouées à l’effondrement et à l’anéantissement – ainsi la dissolution d’un carré de sel –, les œuvres de Peter Hutchinson méritent un enregistrement, sauf à tomber dans l’oubli. La trace est souveraine, la survivance nécessaire.

Or, la présente publication permet d’infiltrer la singularité de cette pratique hantée par la disparition : grâce à ses documents en tout genre, comme autant de tentatives d’immatriculer l’éphémère, de capturer ce qui bientôt ne sera plus, grâce à l’entretien que l’artiste a réservé à Gilles A. Tiberghien, grâce à deux textes inédits de ce dernier, l’ouvrage permet d’effeuiller subtilement le mystère d’une œuvre aussi savante que fragile, et traditionnellement assortie de fastidieuses considérations exégétiques.

Deux regrets : que de rares scories entachent les textes et que manque une chronologie, indispensable pour déterminer pleinement les sillons tracés et les chemins parcourus. Ce « livre-catalogue » eût été alors plus qu’exemplaire – irréprochable. Tout sport de combat recèle sa part de risque, et de perte.

Sous la direction de Gilles A. Tiberghien, Peter Hutchinson, Fage éditions, 160 p., 145 ill., 28 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°690 du 1 mai 2016, avec le titre suivant : Peter Hutchinson (Fage éditions)

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