Chronique

Penser autrement

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 22 juin 2010 - 822 mots

François Jullien et Perry Anderson explorent les géographies et temporalités de la pensée critique.

« Car ce sont les artistes, non les philosophes, qui sont les premiers aventuriers, ou disons, les pionniers de la pensée. Le philosophe, comme on le sait, se lève toujours tard », note François Jullien en introduction de son dernier livre paru aux éditions Grasset. La formule situe le propos du philosophe dans une relation claire et généreuse avec l’art et plus précisément avec l’art contemporain. Si ce primat de la pensée de l’artiste sur la pensée spéculative mérite à son tour d’être rediscuté, on souhaiterait qu’il le fût par la même méthode que celle que François Jullien applique depuis une bonne vingtaine de livres, dont beaucoup ont fait l’objet d’une traduction. Car l’auteur développe une pensée philosophique construite sur un aller et retour entre la civilisation chinoise et la civilisation occidentale, un « dia-logue », insiste François Jullien. 

Ce que la méthode permet de mettre au jour dans cet ouvrage en particulier, intitulé Cette étrange idée du beau, emporte l’adhésion. La seule attention au titre pourrait laisser penser qu’il s’agit à nouveau de mettre cette vieille catégorie au centre de la pensée philosophique. Il s’agit bien de cela, non pour en accepter d’emblée l’argument d’autorité mais pour tenter, « en se révolt[ant] contre la tyrannie académique et ce qu’elle a stérilisé » (p. 257), de rapprocher l’idée de l’expérience esthétique réelle, « locale », loin de l’idéalisme voire de l’essentialisme. Pour cela, Jullien nous emmène parcourir « ces lieux trop connus de la pensée platonicienne, trop assimilés pour qu’ils nous parlent encore », afin de « les rendre à leur étrangeté » (p. 51). Et nous fait ainsi comprendre la place de clef de voûte du beau, qui « est la meilleure cheville […] que la pensée européenne a pu trouver pour faire tenir ensemble ce que le dualisme philosophique [a] commencé par opposer : le visible et l’intelligible, l’empirique et l’Idée » (p. 51). 

Le démontage de ce dualisme est mené, par exemple, en faisant de la pensée du paysage un effet de levier. On comprend comment le paysage est conceptuellement une autre cheville, qui opère lui aussi le passage du visible à l’esprit : « verbe antidualiste par excellence », « fondre » en chinois résout bien autrement le lien « sensible-pensée ». Si François Jullien visite de tels écarts, il rend compte aussi des renversements que la situation contemporaine de la culture, se planétarisant, produit. Adoptant « notre » beau, « Chinois et Japonais l’utilisent désormais comme les Européens », au point de faire d’un emprunt si indigeste un outil qui « renvoie dans l’ineffable leur pratique artistique et fait écran au partage » (p. 256). On le voit, ces pages sont denses et brassent large, mais, servies par une écriture claire, elles ne sont jamais inaccessibles. 

Jameson penseur subversif 
Avec Les Origines de la postmodernité, Perry Anderson se situe sur un terrain très différent. Mais au lecteur français apparaîtra aussi la puissance dialectique de l’autre dans la pensée. Cet autre-là a un nom, celui d’un auteur révélé tardivement et de manière assez brouillonne en France depuis quelques années, alors qu’il est une figure sur la scène théorique américaine, y compris pour ses ennemis : Fredric Jameson. 

Entre politique et esthétique, Jameson a construit une démarche américaine dans l’héritage de la pensée critique. Avec ce livre publié aux Prairies ordinaires, éditeur dont le travail sur la théorie américaine contemporaine est décidément remarquable, Anderson apporte à la fois des accès et des ajouts au travail de Jameson. (Le texte a été conçu à l’origine comme une préface à un recueil du théoricien américain). Le travail à lui seul sur la notion de « postmodernisme » est de première importance théorique, en particulier par rapport au succès mondain du mot qui en a gommé le sens. Anderson reconstruit avec Jameson un paradigme pour rendre compte d’un certain état contemporain du monde globalisé par l’hégémonie économique et ses outils, qui contraignent toutes les autres activités y compris et surtout celles de la création. 

Thème jamesonien par excellence, les nouvelles dimensions de l’espace, redéfinies par les moyens de transport physiques et immatériels, ont d’ores et déjà transformé notre rapport au monde, notre vis-à-vis avec le réel. Alors que de telles mises en question étaient pour une part l’apanage de l’art, que reste-t-il à celui-ci, s’il n’accepte de s’insérer dans le monde de la glisse globale ? Anderson précise, en décrivant Jameson comme attaché à un « enchantement lucide du monde », que « peu d’autres penseurs subversifs se sont trouvés si près des buts de l’art » (p. 106).

François Jullien, Cette étrange idée du beau, chantier 2, 2010, Paris, éditions Grasset, 264 p., 15,50 euros, ISBN 978-2-246-76811-1.

Perry Anderson, Les origines de la postmodernité, traduit par Natacha Filippi et Nicolas Vieillescazes, 2010, Paris, éditions Les prairies ordinaires, coll. « Penser/Croiser », 192 p., 18 euros, ISBN 9789-2-35096-018-0.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°328 du 25 juin 2010, avec le titre suivant : Penser autrement

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