Livre

Orhan Pamuk, la résurrection d’un peintre assassiné

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 25 octobre 2022 - 2016 mots

Longtemps, Orhan Pamuk croyait avoir étouffé le peintre qu’il voulait devenir. Par ses Souvenirs des montagnes au loin, cahiers dessinés publiés aux éditions Gallimard, il lui redonne vie.

« J’ai gagné ! » Orhan Pamuk éclate de rire, et on l’applaudit des deux mains. Dans cet éclat de rire, l’espace d’un instant, on quitte le salon des éditions Gallimard, où l’écrivain prix Nobel de littérature parle de son dernier livre ; pas un roman cette fois-ci, mais d’envoûtants « cahiers dessinés », Souvenirs des montagnes au loin, où les dessins et les mots se répondent et s’entremêlent : Orhan Pamuk nous a transportés par le récit d’un souvenir d’enfance dans une salle de classe des années 1960, en Turquie. Il y est un jeune garçon âgé de 11 ou 12 ans. Penché sur sa feuille, il dessine et des mots lui viennent, comme surgissant du dessin. Il les écrit. Son professeur s’approche et, tout en le félicitant pour la qualité de son travail, l’enjoint de ne pas écrire dessus. L’enfant est pétrifié. « Maintenant, je suis mon cadavre, un mort au fond d’un puits. J’ai depuis longtemps rendu mon dernier souffle, mon cœur depuis longtemps s’est arrêté de battre, mais, en dehors du salaud qui m’a tué, personne ne sait ce qui m’est arrivé. » Ces mots ouvrent Mon nom est Rouge, un roman qu’il écrira bien plus tard, en 1998, et qui nous raconte l’histoire d’un miniaturiste assassiné pour avoir voulu illustrer pour le sultan un livre à la manière européenne. Pour nous, ce cri semble surgir non d’un puits, mais des tréfonds de l’âme de Pamuk, où gisait aussi un peintre assassiné.

On ne donne pas sa fille à un peintre

Car le jeune Orhan Pamuk lui aussi voulait peindre et écrire comme les Européens – comme William Blake, qui écrit et illustre ses livres, Guillaume Apollinaire, que l’on célèbre pour ses calligrammes ou, plus tard, comme Twombly, qui s’autorise à écrire sur ses toiles. Ou, à défaut, devenir architecte pour rassurer sa famille, gagner sa vie et peindre par ailleurs – « comme Le Corbusier », confie ce fils d’un ingénieur civil. Jusqu’à l’âge de 22 ans, Orhan chercha son style personnel en peignant à la manière des impressionnistes, des pointillistes ou de Raoul Dufy les paysages d’Istanbul et du Bosphore, ou bien à la manière de Maurice Utrillo, dont il s’inspirait en esquissant sur ses toiles les ruelles de l’ancienne Constantinople, ses petites mosquées, ses maisons en bois et ses murs en ruine, ou encore de Bonnard en peignant celle qui fut son premier amour, et qu’il perdit précisément parce qu’Istanbul, « ce n’est pas Paris », et qu’en Turquie, les peintres sont méprisés et sans le sou. On ne donne pas sa fille à un peintre. C’est ce que lui assène sa mère un soir, à l’occasion d’une violente dispute, après que son fils Orhan lui a annoncé qu’il ne retournerait pas à la faculté d’architecture, car tout ce qu’il voulait, c’était devenir peintre. Sa mère ne sait pas à quel point ses paroles le blessent, « comme une lame », écrira-t-il dans Istanbul, souvenirs d’une ville. Il claque la porte et erre dans cette ville, dont il dépeindra plus tard la mélancolie, le hüzün, qui évoque à la fois la douleur des mystiques qui voudraient se rapprocher de Dieu et celle des amoureux qui ont perdu l’être aimé. « Je ne serai pas peintre, dis-je, moi, je serai écrivain », décide le jeune homme ce soir-là. Ce sont les derniers mots d’Istanbul, souvenirs d’une ville.

Les couleurs des pinceaux d’antan

Après avoir entrepris des études de journalisme, celui qui ne touche plus un pinceau s’enferme pour écrire. « J’avais tué le peintre dans mon âme », explique Orhan Pamuk en scandant chaque mot. Son premier roman, Cevdet Bey et ses Fils, publié en 1982 à l’âge de 30 ans, marque le début d’une œuvre foisonnante, consacrée par le prix Nobel de littérature en 2006, qui nous fait voyager dans l’espace et dans le temps avec Galip qui, dans Le Livre noir, parcourt les rues d’Istanbul à la recherche de sa femme disparue ; avec les peintres miniaturistes de Mon nom est Rouge, qui nous introduisent dans l’empire ottoman du XVIe siècle ou avec le poète Ka que l’on suit jusqu’à Kars, une petite ville provinciale endormie d’Anatolie, dans Neige. Racontant une Turquie tiraillée entre la tradition musulmane et l’Occident, les titres de ses textes, teintés à la fois d’onirisme et de roman noir, portent souvent les couleurs des pinceaux d’antan. « Je suis un écrivain visuel, comme le sont Tolstoï, Nabokov, Proust, qui frappent par la précision de leurs descriptions. Contrairement à Dostoïevski par exemple, qui ne décrit pas », observe Orhan Pamuk. On retrouve pourtant le sang qui coule dans les romans de Dostoïevski, scandés par des meurtres ou des disparitions d’êtres aimés qui laissent les cœurs exsangues. Pamuk ne détourne pas la tête des drames de l’existence, lui qui les a vécus dans sa chair en renonçant à sa vocation première, et les questions politiques propres à son pays s’invitent en filigrane dans ses romans. « Je n’écris cependant pas de roman social. Ce n’est pas la politique qui est le point de départ de la littérature, mais l’acrobatie des mots », explique celui qui, après avoir reconnu en 2005 le génocide arménien et la réalité du massacre des Kurdes par l’État turc lors d’une interview, a été mis en examen et vit désormais sous escorte.

Mais aujourd’hui, qu’importe ? « Je suis aussi heureux que je puis l’être, je suis peintre ! », confie l’écrivain, qui a désormais installé un atelier dans sa maison stambouliote. Car l’écrivain a repris ses pinceaux. « Quand je dessine, je suis dans un pur présent, joyeux comme quelqu’un qui chante sous la douche ! L’écriture, qui mobilise l’intellect, est pour moi douloureuse. Le dessin, au contraire, est un art du corps. Quand je peins, je ne compose pas avec ma tête, je regarde ma main peindre », confie-t-il, en évoquant les calligraphes chinois.

C’est d’ailleurs bien une pulsion du corps qui a réveillé le peintre mort en lui, dont il tentait d’étouffer la voix. Un jour, en 2008, Orhan Pamuk marche dans la rue, « comme un somnambule, ou un mort vivant », raconte-t-il. Il passe devant un marchand de couleurs pour artistes. Et soudain, il n’y tient plus : il entre pour en ressortir avec deux grands sacs pleins de crayons et de pinceaux. Avec terreur d’abord, Orhan Pamuk se remet à dessiner. Il y prend du plaisir et, dès lors, ne s’arrête plus de croquer ce qu’il voit, des paysages surtout, sur des carnets qu’il emporte partout, dans les cafés, les trains, les salles d’attente.

Les livres prennent vie grâce à une image

C’est deux cents des quelque quatre mille pages de ses carnets qu’il nous révèle dans ses merveilleux Souvenirs des montagnes au loin, où les mots se déposent sur un ciel pluvieux, une route sous un ciel évoquant la Nuit étoilée de Van Gogh ou entre des montagnes rappelant les peintres chinois, ou encore dans une fumée de bateau, un lever de soleil irradiant ou sur une mer toujours recommencée. « J’aime les paysages, car d’eux se dégage l’émotion la plus pure », confie Pamuk. Parfois, rarement, un personnage s’y invite, comme ces enfants pêcheurs que l’on retrouvera dans Les Nuits de la peste, son dernier roman paru au printemps 2022, qui se déroule sur l’île imaginaire de Mingher, et dont on découvre dans ses cahiers dessinés les lieux qui l’ont inspirée. Ces pages aux allures de carnet de voyage nous plongent en effet au cœur de la création de l’écrivain. « Les livres prennent vie sous mes yeux d’abord grâce à une image, une scène. Je ne peux imaginer d’autre type de roman… Je dois découvrir des lieux et des paysages qui feront travailler ma fantaisie. Une fois devant le paysage, le processus de fusion entre le roman que je désire écrire et la vue qui s’offre à moi se met en route de lui-même », écrit-il dans un dessin représentant un paysage contemplé depuis le fort Jaigarh, en Inde. « Je voudrais me fondre dans ce paysage-là. Voilà pourquoi je veux écrire un roman comme Les Nuits de la peste, qui se déroule dans un paysage de ce genre, réel ou imaginaire. »

Le musée de l’innocence

Car depuis qu’il a repris ses crayons et ses pinceaux, la littérature et l’art s’entremêlent dans son œuvre – et plus aucun professeur ne peut le lui interdire. En 2008, en écrivant son roman Le Musée de l’innocence, qui raconte l’histoire d’un jeune bourgeois, Kemal, qui entreprend de collectionner chaque objet touché par sa bien-aimée perdue, Orhan Pamuk a eu envie en même temps de créer un musée qui rassemblerait les objets décrits dans le livre. Celui-ci, situé dans un quartier d’Istanbul aux rues étroites, célèbre pour ses anciens magasins d’antiquités, est également comme un musée de l’Istanbul des années 1970, constitué d’objets que collectionne Pamuk depuis les années 1990. « C’est aussi une œuvre d’art conceptuel », reconnaît-il.

Ce musée-œuvre, désormais géré par la fondation créée par Orhan Pamuk, s’enrichit encore, comme un work in progress. « J’ai maintenant un atelier », répète Pamuk en exultant. Dans ce lieu installé au sein de sa maison, à distance de son bureau où il tient à écrire dans le silence pendant que ses assistants sont à l’œuvre, il est ainsi en train de concevoir de nouvelles vitrines d’objets pour son Musée de l’innocence, ainsi qu’un étrange jeu de cartes. « Les figures des jeux de cartes traditionnels viennent des miniatures médiévales européennes. Dans celui que je suis en train de créer, les rois, les dames, les valets reprendront des miniatures persanes et ottomanes », explique l’écrivain artiste, dont les rois auront les traits de Soliman le Magnifique ou de Mehmet II peints par Gentile Bellini. Et pendant que ses assistants, aidés de projecteurs, suivent ses indications pour dessiner ces cartes, Orhan Pamuk écrit son prochain roman. Son sujet ? Les joueurs de cartes…

Orhan Pamuk se délecte à nous montrer les beautés des miniatures qui inspirent cette création. Mais voilà qu’en les faisant défiler sur son téléphone, d’autres surgissent : des fruits et des légumes qu’il photographie sur les marchés, des séries d’oiseaux, des visages, qui nourriront les peintures et les dessins qu’il réalisera dans son atelier. Et voici des portraits de sa femme Aslı, à qui les Souvenirs des montagnes au loin sont dédiés, et qui lui avait demandé, en 2019, de ne pas y publier « de choses trop personnelles ». Ailleurs, son garde du corps : « Je voudrais faire son portrait, un peu à la façon du postier de Van Gogh », s’amuse Pamuk, en montrant aussitôt après une photographie de sa table de travail, avec crayons et cartes à jouer. Le visage d’Orhan Pamuk, qui apparaît souvent si sérieux quand il parle de ses livres, irradie aujourd’hui d’une joie venue de l’enfance. Alors, il nous confie un secret : ses Souvenirs des montagnes au loin recèlent un sens caché, un chemin initiatique qu’il raconte en filigrane. Il commence par un rêve : « Réveillé en panique, toujours à cause du même rêve […] les montagnes escarpées, la pente, le nid d’un oiseau énorme, mon désir de voir le SENS s’élever dans le ciel, au-dessus de ma tombe toute fraîche ! », lit-on dans les premières pages. Sans doute, l’objet de sa quête affleure-t-il dans les dernières, où une lumière jaillit des montagnes escarpées. « J’ai COMMENCÉ À SENTIR que le soleil […] ne montait pas d’un point extérieur au paysage mais de l’INTÉRIEUR », crie alors le peintre ressuscité dans l’âme de Pamuk. Et s’il ne peint pas encore sur toile, il en a le désir. « Je m’y prépare. » Il projette même d’ouvrir un deuxième musée ! Heureux qui comme un artiste a fait un beau voyage…

 

1952
Naissance à Istanbul (Turquie)
1982
Premier roman, « Cevdet Bey et ses Fils »
1998
Publie « Mon nom est Rouge »
2005
Reconnaît dans la presse le génocide arménien et le massacre des Kurdes
2006
Reçoit le prix Nobel de littérature
2009
Commence ses carnets dessinés
2012
Ouvre son Musée de l’innocence, à Istanbul
2021-2022
Publie un roman, « Les Nuits de la peste, » puis des cahiers dessinés, « Souvenirs des montagnes au loin, » chez Gallimard
Orhan Pamuk, « Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, »
Gallimard, 396 p., 39,50 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : Orhan Pamuk, la résurrection d’un peintre assassiné

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