Ombres chinoises

Un reportage qui avoue sa subjectivité

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1995 - 543 mots

De Paris à Hong Kong, de New York à Phnom Penh, Patrick Zachmann a exploré pendant huit ans les méandres de la diaspora chinoise. Il publie un livre profondément original, où se mêlent témoignages et fiction, reportages authentiques et scènes reconstituées. Membre de l’agence Magnum – agence de référence –, il a substitué “à la démarche classique du photo-journalisme, une approche personnelle, absolument subjective”?.

Ce livre déroute. Ambigu dès la couverture, il affiche en pleine page la photographie d’un Chinois au sourire joyeux, les yeux fixant le photographe. Le portrait a été pris à Shantou, en plein continent, alors que l’ouvrage annonce être consacré à la diaspora chinoise… Cet écart est signe de la liberté que s’est offerte Patrick Zachmann, quarante ans, l’un des poulains de l’agence Magnum. En rupture avec ses pères, soucieux de rigueur, d’authenticité, il assume et souligne sa subjectivité, et prend ainsi pleinement en compte l’évolution du statut de la photographie dans un monde saturé d’images.

Celle-ci était autrefois signe de vérité ; aujourd’hui elle est avant tout marque d’incertitude, voire de manipulation. Zachmann n’hésite pas à publier une scène ouvertement reconstituée : des boat-people forcés par la police de Hong Kong de regagner leur embarcation de fortune pour les besoins de la propagande.

Le photographe avoue être parti en Chine imprégné des films sur le Shanghai des années trente, des fumeries d’opium, du crime organisé, de la prostitution. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’il ne vise pas à être exhaustif et qu’il se soit prioritairement intéressé à la face cachée de la diaspora, qu’il ait cherché à découvrir ce que pouvaient dissimuler les sourires policés : le jeu, le racket, et bien sûr le crime, la prostitution etc…

Le livre se compose d’une majorité d’images en noir et blanc, au cadrage saisissant, au mouvement tourbillonnant, qui souvent pourraient être les clichés d’un Occidental sur une certaine Asie : les “go-go bars” de Bangkok, les tripots, la pègre, le trafic de drogue… Au milieu du livre, un cahier détonne par ses couleurs : ce sont les clichés des Chinois sur leur propre monde, sur leur réussite sociale. Zachmann a réussi à intégrer leur vision, leur kitsch. Il a pris ces photos pour les offrir à ceux qu’il photographiait pendant son périple, les images en noir et blanc n’auraient pas pu servir de cadeau.

Chaque image est accompagnée d’un commentaire écrit à la main, traduit en chinois et en anglais. Celui-ci est complété par un récit de quarante-huit pages, véritable feuilleton plein de suspense sur cette aventure. Pour pimenter son polar, abolir encore davantage la frontière entre vérité et fiction, Zachmann s’est “inventé le compagnon de voyage idéal : W “.

Dans un jeu équivoque, ce sherpa imaginaire à la fois aide et handicape l’Occidental – le “long nez”, comme le surnomment les Chinois : il lui facilite son chemin dans la diaspora mais l’empêche aussi d’aller trop loin. Zachmann croit bien connaître “W”. Au terme des huit années, cette relation personnelle se délite dans un brouillard d’incompréhensions, à l’image de ce voyage dans toute une communauté.

Patrick Zachmann, W. ou l’œil d’un long nez, Éditions Marval, 248 p., 295 F. Accompagnant ce livre, une exposition produite par l’Association française d’action artistique (AFAA) circule en Asie cette année.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°15 du 1 juin 1995, avec le titre suivant : Ombres chinoises

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