Mon petit Suisse

Ou plutôt si : le concert était programmé, il était prévu qu’il soit enregistré pour sortir très vite sur le label Atlantic, mais il a fallu lutter contre de nombreux vents contraires. Et, comme l’album le plus connu de Jarrett, celui-ci s’est vendu au-delà des espérances : il a été le premier album de jazz à s’être écoulé à un million d’exemplaires. Mais surtout, indépendamment des conditions rocambolesques de sa réalisation, il a marqué un avant et un après dans l’histoire d’un festival légendaire qui a fait braquer les projecteurs du monde sur une petite ville jusque-là bien tranquille. À l’époque, à Montreux, on n’entendait que le tic-tac des coucous suisses et le clapotis du lac Léman. Ceux qui connaissaient sa vue imprenable sur les Alpes étaient soit des chanceux, soit des Helvètes, ou des Helvètes chanceux, ce qui est le comble de la félicité. Puis vint le bouillonnant Claude Nobs, qui y créa un festival de jazz. C’est lors du dernier soir de la 3e édition, en 1969, que le pianiste et chanteur Les McCann et le saxophoniste Eddie Harris ont été invités au dernier moment à jouer ensemble… Mais l’avion du batteur et du contrebassiste n’arrivait pas, et il fallait trouver un trompettiste qui acceptât de les suivre dans une aventure si risquée. Ce qui finit par arriver, non sans mal, au cours d’une virée nocturne ayant bien failli coûter à Les McCann de finir en prison (il est vrai qu’il avait confondu sa poche avec celle d’un autre, dont une liasse de billets dépassait). Bref, c’est sur la scène du Casino que les cinq musiciens se sont finalement trouvés réunis, pour la première fois et sans répertoire commun ! Et là, miracle : du chaos est née l’harmonie, avec une intensité qui a fait de son enregistrement un succès inédit, malgré l’insatisfaction initiale de Les McCann qu’il a fallu convaincre de le laisser sortir. Un succès qui, par ricochet, sur le Léman, a mis Montreux dans un « Swiss Movement » perpétuel.