Livre

Entre-nerfs

Marcel Proust, du côté de la mère

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 28 juin 2022 - 792 mots

Le catalogue de l’exposition « Marcel Proust, du côté de la mère », jusqu’au 28 août au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, est un modèle du genre, peuplé de réflexions littéraires, politiques et religieuses, picturales et musicales. Quand la recherche n’est pas du temps perdu.

Au même titre que William Shakespeare ou Victor Hugo, que Michel-Ange ou Pablo Picasso, Marcel Proust est un monument. Une montagne. Que des milliers d’études ont tenté d’épuiser, de circonscrire, comme s’il eût été possible d’un jour prendre la pleine mesure du génie. Par la face nord, en randonnant, en escaladant, rien n’y change : l’œuvre de Proust se dérobe sempiternellement sauf, comme ici, à multiplier les explorateurs, à faire un relevé précis du mystère, à dire les déclivités, les vertiges et les anfractuosités de la langue. Conçu pour le centenaire de la mort de l’auteur – un prétexte calendaire engendrant deux autres expositions, au Musée Carnavalet et à la Bibliothèque nationale de France –, le présent ouvrage, qui enregistre la collaboration de treize compagnons de cordée, examine la judéité sibylline de Proust, catholique par son père et juif par sa mère. Ombres et lumières, adret et ubac.

Délicatesse

De format moyen (18,5 x 28 cm), ce catalogue est le fruit d’une coédition entre le Musée d’art et d’histoire du judaïsme et la Réunion des musées nationaux – Grand Palais. L’élégance le dispute à la sobriété : couleur céladon, la première de couverture accueille le buste de l’écrivain, vert empire, ainsi que le titre de la publication, discrètement incrusté. La quatrième abrite quant à elle la note programmatique de cette somme polysémique de 256 pages : « Né d’un père catholique et d’une mère juive, Proust est profondément marqué par sa famille maternelle – les Weil –, son milieu et son éducation. Une judéité discrète, voire reniée, transparaît dans son immense culture, dans son engagement dreyfusard, dans les personnages juifs d’À la recherche du temps perdu, et dans le regard acéré qu’il porte sur les salons et la société de son époque. » Les pages de garde, striées de lignes verticales bleues, vertes et orange, passées et comme légèrement tremblées, évoquent la reliure artisanale du temps de Proust, quand lire était assurément tout un art. Du reste, ce graphisme épuré et délicat, signé par Studio Matters, ne sera jamais pris en défaut. Rare.

Intertextualité

Six chapitres séquencent cette ample investigation intellectuelle, laquelle entend mettre à jour, et dans cet ordre, la permanence de la question juive chez l’auteur (« Proust juif ? »), l’héritage israélite par la mère et les aïeux (« Du côté des Weil »), la sociabilité, voire la sociologie juive de Paris à la Normandie, de la ville aux villégiatures (« Les mondes de Proust »), l’engagement de l’écrivain dans les débats de son temps (« Proust et les affaires Dreyfus et Wilde »), l’intertextualité juive (« Les personnages juifs dans À la recherche du temps perdu») et la manière dont l’écrivain accueillit ses contemporains, et réciproquement (« Modernité et renaissance juive »). De la judéité de Proust, le livre étudie doctement l’ambiguïté, voire l’ambivalence, celle qui lui vaut de convertir Swann au judaïsme et, symétriquement, de « déprendre [Bloch] de son identité » (Henri Raczymow). Pourquoi cette judéité « cryptée » ? Haine de soi ? Peur d’être discrédité suite à une affaire Dreyfus ayant clivé, sans goût de la nuance, les intellectuels ? Crainte que l’aveu de sa judéité ne fît écho à son homosexualité honteuse, comme si l’une et l’autre étaient l’avers et le revers d’une même médaille déshonorante, « contrainte à la clandestinité » (Paul Salmona) ? Car Proust est certain qu’être juif est un apanage, une ouverture au royaume – des livres, du secret et du sens –, mais aussi un danger à l’heure de l’antisémitisme notoire d’Édouard Drumont ou de ses amis, tel Léon Daudet. En être et ne pas en être : telle est, et telle sera toujours la question – inavouable – chez Proust.

Image(rie)

Dirigé par Isabelle Cahn et Antoine Compagnon, autrement dit par la conservatrice générale honoraire des peintures du Musée d’Orsay et par l’académicien français, professeur émérite au Collège de France et spécialiste autorisé des études proustiennes, l’ouvrage convoque, à parts égales, les mots et les choses. C’est là sa grande réussite, et son grand mérite. Là où le livre aurait pu n’être que glose, il est illustré de nombreuses gravures, sculptures et peintures qui, signées Whistler, Rodin ou Vuillard, donnent à voir un monde diapré, loin du fétiche archivistique ou du seul noir et blanc photographique. Et force est de reconnaître que, si l’épithète « juif » valut à l’écrivain de splendides considérations littéraires, elle libéra également une iconographie abondante et une imagerie volontiers équivoque, toute une syntaxe dont la complexité parfois hiéroglyphique mérite assurément des déchiffreurs, car toute phrase suscite des images et inversement. Et que le sens toujours advient entre les lignes.

Isabelle Cahn et Antoine Compagnon (dir.), « Marcel Proust, du côté de la mère, »
MAHJ et RMN – GP, 256 p., 39 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°756 du 1 juillet 2022, avec le titre suivant : Marcel Proust, du côté de la mère

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