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L’insolente santé du commerce de l’art sous les nazis

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 28 février 2017 - 664 mots

La galerie Frank Elbaz éclaire les dessous du marché de l’art à Paris pendant la guerre, florissant pour les uns quand d’autres se font spolier.

PARIS - Les images en noir et blanc de ce film tiré des archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) sont édifiantes. Kees Van Dongen inaugure une exposition à la galerie Charpentier, à Paris. Du beau monde s’y presse, y compris Colette et Sacha Guitry, ainsi que Madame Abetz à qui l’artiste porte grande attention, et dont il convient de préciser qu’elle est l’épouse de l’ambassadeur d’Allemagne en France : nous sommes en novembre 1942, en pleine Occupation.

C’est à l’activité des galeries d’art parisiennes lors de cette sombre période que la galerie Frank Elbaz, à Paris s’intéresse dans une exposition à la fois glaçante et passionnante, organisée par l’historienne Emmanuelle Polack, spécialiste de la question des biens spoliés, et par ailleurs membre du Comité Gurlitt et auteur d’un ouvrage sur Le Marché de l’art à Paris sous l’Occupation à paraître au mois de septembre (éditions Tallandier).

Entièrement constituée de documents et fort éloignée de l’activité de la galerie dévolue à l’art contemporain, cette exposition n’offre rien à la vente. Frank Elbaz s’en explique : « J’ai voulu tirer un fil entre mon métier et les questions qui me trottaient dans la tête relatives à la façon dont on a pu l’exercer, alors que l’Europe était à feu et à sang. J’ai initialement pensé à y mêler de l’art contemporain, mais je me suis très vite rendu compte que pour des raisons éthiques, ce n’était pas envisageable face à un tel sujet. J’ai donc opté pour un format radical. »

À Drouot, les ventes s’enchaînent Ce qu’éclaire cette exposition, c’est que le marché de l’art à Paris pendant cette période a été rien moins que florissant, à condition de ne pas être un marchand juif évidemment. « Entre 1940 et 1944, les commandes de champagne explosent à Paris, destinées à alimenter les vernissages », raconte Emmanuelle Polack.

De ce dynamisme commercial témoigne aussi l’activité particulièrement soutenue de l’Hôtel Drouot, ce que relate l’hebdomadaire Toute la vie daté du 5 novembre 1942, qui lui consacre un long article au chapeau éloquent : « Le magasin le mieux achalandé de Paris bat actuellement tous les records de vente » ; Drouot à la porte duquel fut apposée en 1941 une affichette manuscrite signifiant que « L’entrée des juifs dans les salles de l’Hôtel des ventes est interdite d’une manière absolue. » L’entrée des juifs, mais pas de leurs biens, spoliés bien entendu. Ce que relaie le journaliste Jean Dutour le 9 novembre 1945 dans un article paru dans le journal Action, où il qualifie la salle des ventes de « véritable salon franco-nazi » et détaille son fonctionnement au service d’une clientèle pour beaucoup allemande, mais aussi constituée d’enrichis du marché noir et d’amateurs qui continuent à acheter comme à l’ordinaire.

Des spoliations permettant notamment d’alimenter le marché l’exposition s’en fait l’écho, en se focalisant sur les exemples de quelques galeries, aux renommées diverses, qui durent fermer leurs portes en réponse à l’aryanisation imposée des entreprises privées et de l’activité économique.
L’une des plus célèbres fut bien entendu celle de Paul Rosenberg (1881-1959), qui avait Matisse et Picasso sous contrat et assez de fortune pour fuir vers New York en juin 1940, non sans laisser derrière lui plus de cent cinquante œuvres de premier ordre dans un coffre à Libourne, ouvert par les nazis l’année suivante et dont témoigne un inventaire, qui fut complaisamment dressé par le directeur des Beaux-Arts de Bordeaux : Manet, Cézanne, Monet, Courbet et bien d’autres y figurent.

Hedwige Zak (1885-1943), veuve du peintre et galeriste Eugène Zak (1884-1926) installé rive gauche et qui présentait des avant-gardes européennes et latino-américaines comme Torres García  n’eut, elle, pas la chance d’avoir la vie sauve ; elle fut déportée et gazée à Auschwitz en 1943 et son coffre à Nice ouvert. De son contenu seuls trois tableaux ont été restitués.

DES GALERIES D’ART SOUS L’OCCUPATION

Jusqu’au 11 mars, Galerie Frank Elbaz, 66, rue de Turenne, 75003 Paris, tél. 01 48 87 50 04, www.galeriefrankelbaz.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-19h.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°474 du 3 mars 2017, avec le titre suivant : L’insolente santé du commerce de l’art sous les nazis

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