L’histoire à rebrousse-poil

Georges Didi-Huberman « Devant le temps »

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 2000 - 705 mots

Depuis près de vingt ans, Georges Didi-Huberman mêle au fil de ses textes, histoire, esthétique et psychanalyse. Son dernier ouvrage ne fait pas exception. Plaidoyer pour une histoire de l’art repensée via l’anachronisme inhérent à toute image, Devant le temps reprend l’héritage théorique laissé par Walter Benjamin et Carl Einstein pour mettre l’image « au centre de toute pensée du temps ».

Devant le temps n’aurait-il pas dû s’appeler Face à l’histoire (de l’art) ? Fasciné par la “paradoxale fécondité de l’anachronisme”, Georges Didi-Huberman ne semble en effet pas avoir fini de s’en prendre à une histoire de l’art hypocritement cantonnée dans les mirages de l’“artiste et son temps”. À l’aune des drippings de Jackson Pollock, ses écarts lui avaient permis dans Fra Angelico – dissemblance et figuration (1990) une relecture des fresques réalisées au XVe siècle par le Florentin au couvent San Marco. Recueil d’une série de textes rédigés entre 1992 et 1999, l’ouvrage publié aujourd’hui semble s’appliquer à trouver des antécédents et des fondements théoriques à la rupture méthodologique entamée à l’époque, prélude pour une “histoire de l’art attentive aux tourbillons dans le fleuve des styles, aux fractures dans le sol des doctrines esthétiques, aux déchirures dans le tissu des représentations”. Écrire l’histoire équivaudrait alors à agir comme le cinéma qui démêle, démonte et remonte “toutes les formes de vision, tous les rythmes et tous les temps préformés dans les machines actuelles, de telle sorte que tous les problèmes de l’art actuel ne peuvent trouver leur formulation définitive qu’en corrélation avec le film”, comme l’écrit Walter Benjamin dans Paris, capitale du XXe siècle.

Au côté de Carl Einstein, et, dans une moindre mesure, Aby Warburg, le philosophe allemand est la figure tutélaire de la méthode prônée par Georges Didi-Huberman. “Notre génération à nous est payée pour le savoir, puisque la seule image qu’elle va laisser est celle d’une génération vaincue. Ce sera là son legs à ceux qui viennent”, écrivait Benjamin en 1940 dans Sur le concept d’histoire. Il s’est suicidé en 1940, Einstein aussi. À ceux-là, Didi-Huberman ajoute en amont Wölfflin, Riegl, Dvorak, ou encore von Schlosser. Mise aux oubliettes en France, transformée en une science “positiviste” avec la guerre et l’émigration des siens aux USA, l’histoire de l’art allemande et autrichienne des premières décennies du siècle est, pour l’auteur, tombée dans une “fracture [...] qui nous a dépossédés de nos propres moyens fondateurs, pas moins”.

L’image fulgurante
Archéologie de l’anachronisme, le réinvestissement de ces apports passe ici par une étude de l’image (imago) chez Pline l’Ancien. Elle est décrite comme le produit d’une matrice. Elle ne se conçoit que comme une filiation directe, en opposition à l’imitation louée dans le De Pictura de Vasari, pourtant perçu comme la renaissance des Histoires naturelles. Mais la majeure partie de l’ouvrage se résume à une étude attentive de textes de Walter Benjamin et de Carl Einstein. Appelant à prendre l’histoire à “rebrousse-poil”, le premier prône des méthodes de chiffonniers qui fouillent dans des rebuts du passé non hiérarchisés. Attitude appliquée dans son Livre des passages, et à l’œuvre dans le projet de Mnémosyne mené par Warburg à la fin des années vingt.

La démarche est semblable à celle de l’“écoute latente du psychanalyste attentif aux réseaux de détails, aux trames sensibles formées par les rapports entre les choses”, nous explique Georges Didi-Huberman. Pour Einstein, collaborateur de Documents, la revue de Georges Bataille, l’“histoire de l’art est la lutte de toutes les expériences optiques, des espaces inventés et des figurations”. N’a-t-il pas dans la Sculpture nègre approché la sculpture africaine à la lumière de la révolution cubiste dont il fut un témoin privilégié ?

À la suite des deux hommes, Didi-Huberman conçoit l’image comme dialectique : ni document, ni œuvre d’art perdue dans un absolu intemporel. “L’image dialectique est une image qui fulgure” ou encore “une boule de feu qui franchit tout l’horizon du passé”, pour reprendre les termes benjaminiens.

L’objectif de l’auteur est simple, donner aux deux penseurs la même fulgurance, leur fournir la capacité d’intervenir dans le débat contemporain. Il ne s’était d’ailleurs pas privé de le faire dans ses précédents ouvrages.

- Georges Didi-Huberman, Devant le temps, histoire de l’art et anachronisme des images, éditions de Minuit, 288 p., 145 F, ISBN 2-7073-1726-8

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°116 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : L’histoire à rebrousse-poil

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