Chronique

Les livres et ce qui ne rentre pas dedans

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 20 juin 2011 - 832 mots

Trois ouvrages reconsidèrent l’objet livre du point de vue de l’art, depuis l’archive jusqu’au numérique.

Point ici de « McLuhanisme » réducteur, qui voudrait lire chez l’essayiste canadien une prophétie millénariste : Marshall McLuhan, et plus encore nos usages du livre, méritent mieux qu’une réduction à des formules recuites sur la fin du livre. Relativement au livre et à ses limites, la question est bien autrement celle de l’usage de nos savoirs, et de leur inscription dans le temps. À suivre un Robert Darnton, historien américain du livre et directeur de grandes bibliothèques (aujourd’hui celle de Harvard), dans son Apologie du livre, si l’objet livre requiert une attention, c’est bien plus comme dispositif de savoir. Darnton se tient du côté du papier et il n’a pas eu peur de contribuer, non sans point de vue critique, aux programmes de numérisation de bibliothèques, en particulier au « monstre », Google Books (1). Sa réflexion porte sur des questions différentes selon la nature des livres, sans craindre le numérique là où il a sa place, comme dans la production savante en sciences humaines.  On lira en ligne (ou on écoutera, ou encore on imprimera…) Roger Chartier, également grand spécialiste du livre et de la lecture, professeur au Collège de France, dans un entretien éclairant (2), Chartier qui lui aussi relativise la fixité, la stabilité de l’écrit et de l’imprimé, souvent opposée à la labilité des contenus numériques. Considérée du point de vue de l’art, et de l’art contemporain, la question du livre comme mémoire ne représente qu’une partie des enjeux de connaissance. La mise en histoire de l’art appartient à une logique plus générale de l’archive et de la conservation, qui englobe et dépasse le livre. Avec l’intérêt, très vif aujourd’hui comme objet d’exposition et de réflexion, pour le devenir historique des pratiques éphémères ou « immatérielles » – la performance en premier lieu, les pratiques conceptuelles largement entendues, mais aussi celles de l’installation et plus généralement de l’exposition elle-même, ou encore les productions liées aux supports technologiques –, les exigences vis-à-vis de l’archive, de la documentation sont aiguisées. Les professionnels de la conservation, les institutions elles-mêmes n’ont pas attendu ces nouveaux appétits pour se donner, bon an, mal an, des outils et des règles, numérique aidant, même si la logique d’investissement à long terme de l’archive a bien du mal à résister à la marchandisation de l’espace (de stockage), du temps (de travail) et de l’histoire ou de la mémoire elle-même. De plus, l’accès à l’archive (et sa production même) devient l’affaire non plus des seuls spécialistes, mais aussi de la pratique artistique elle-même : œuvres produites à partir d’archive, œuvres qui consistent en production d’archive ; et bien sûr, usage de l’archive pour la réactivation (le « reenactment ») de la performance. 

Une affaire de corps
En termes de complémentarité avec la fonction attendue du catalogue d’exposition, le projet mené par Suely Rolnik sur l’œuvre de Lygia Clark qui paraît aujourd’hui sous la forme d’un coffret de dix DVD constitue à la fois un document très précieux et un objet de réflexion en lui-même. Publié sous le titre Archive pour une œuvre-événement, l’ouvrage ne mentionne pas le nom de l’artiste pour de sombres raisons de relations avec les ayants droit, ce qui risque de ne pas faciliter sa vie commerciale et son référencement. Il est le prolongement du travail engagé par le Musée des beaux-arts de Nantes en 2005 pour l’exposition « Lygia Clark », sous le double commissariat de Corinne Diserens et Suely Rolnik, psychothérapeute et critique d’art, qui travaille entre le Brésil et la France. Projet au long cours autour d’une artiste dont la pratique, entre 1947 et sa disparition en 1988, et surtout à partir de 1962, relevait d’une expérience physique et mentale, aux marges de l’art et de la thérapie. Le rôle du témoin-acteur à l’égard d’une telle œuvre est central pour rendre la dimension d’une « mémoire corporelle ». Les entretiens filmés, près de vingt-cinq heures avec une vingtaine d’interlocuteurs (anciens étudiants, critiques, artistes choisis parmi quelque soixante-cinq), mélange de légèreté dans l’échange et d’opiniâtreté dans l’enquête, laissent transparaître la personnalité de l’artiste. Ils produisent aussi des sortes d’autoportraits, avec l’artiste en miroir, qui porte plus loin la perception singulière de l’œuvre : une affaire de voix, de corps, qui dépasse en effet ce que peut le livre.

Numériser, donc ? Si l’inquiétude des mange-papier en avait besoin, il leur faudrait lire le petit essai consacré par Anne Laforêt à l’archive des œuvres numériques, plus précisément des œuvres en ligne. La problématique de la conservation en porte une autre, et c’est l’un des mérites du volume : avant le « comment  » se pose la question du « quoi conserver ». C’est donc à une réflexion sur la nature de telles œuvres qu’ouvrent ces pages. Objets dynamiques, définis tant par leur usage que par leur réalité technique, les œuvres en ligne débordent elles aussi le songe ancien d’une mémoire matérielle, comme le livre l’incarne, bien malgré lui.  

Robert Darnton, Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, traduit par Jean-François Sené, 2011, éd. Gallimard, 238 p., 19 €, ISBN 978-2-07-012846-4.

Suely Rolnik, Archive pour une œuvre-événement (Lygia Clark), 2011, Carta Blanca Éditions, 10 DVD en coffret, 65 €, ISBN 978-2-953612905.

Anne Laforêt, Le Net Art au musée, stratégies de conservation des œuvres en ligne, 2011, éd. Questions théoriques, 182 p., 15 €, ISBN 978-2-917131-04-6.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°350 du 24 juin 2011, avec le titre suivant : Les livres et ce qui ne rentre pas dedans

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